Les philosophes ont une
fâcheuse tendance, celle de se prendre au sérieux. Il faudrait ici peut-être
alors distinguer une tension propre à toute philosophie. C'est-à-dire qu'il y a
philosophie et philosophie. On peut mettre en relief dans toute l'histoire de
la philosophie deux tendances antagonistes qu'on pourrait en simplifiant
appeler tendance socratique et tendance platonique. La première représente
l'esprit vivant que les Grecs nommaient zététique, esprit de recherche et de
négation, proche de l'ironie, du cynisme et du scepticisme. La seconde est une
rigidification de la première, constituée d'académiciens, de diplômes,
d'universitaires et de docteurs.
D'où le nom trompeur de
philosophie qui réunit en un même terme la recherche incessante du vrai d'un côté
et la volonté de puissance de l'autre. D'où l'idée qu'il y a dans toute
philosophie une ambiguïté essentielle qui échappe au non-philosophe. La
première phrase à poser donc à celui qui se prétend philosophe est donc bien la
question : "qui es-tu ?". Es-tu
celui qui sans repos cherche de nouvelles vérités de manière désintéressée ou
celui qui de façon inlassable s'emploie à dominer l'autre grâce à des effets de
langage, une rhétorique ad hoc ou de subtils arguments ? La philosophie avance
masquée.
Là nous trouvons une
"moquerie" qui me convient : celle qui départage et qui
discrimine. Dans ce sens, se moquer de la philosophie reviendrait à se moquer
d'une philosophie, et si nous donnons de l'importance à l'acte même de
distinguer le vrai du faux, alors il apparait tout-à-fait sensé de séparer une
vraie philosophie d'une fausse philosophie, comme Molière qui s'amusait à
séparer les vrais médecins (même s'ils ne sont que des modèles) de leurs copies
dégénérées.
Démocrite d'Abdère pris d'un fou rire Créateur : Artokoloro / Photononstop | Crédits : Artokoloro / Photononstop Droits d'auteur : Artokoloro / Photononstop |
Mais il existe une autre façon, plus inquiétante de se moquer de la philosophie, qui me dérange, même si elle est formulée par des philosophes qui annoncent d'une certaine manière la mort de la philosophie et que l'on pourrait appeler des fossoyeurs de la philosophie. Wittgenstein inquiétait Deleuze pour cette raison. Car Wittgenstein ne se moquait pas de la philosophie comme Pascal nous invite à nous moquer de la philosophie. Pour Wittgenstein, il faut se moquer de LA philosophie en général et non pas d'UNE philosophie en particulier. La différence est considérable. Car dans l'attitude seconde qui consiste à se moquer d'une philosophie, le philosophe demeure le médecin de l'âme, celui qui s'occupe de la medicina mentis. Dans l'esprit de Wittgenstein, le philosophe n'est pas le médecin mais le malade lui-même. Pierre Hadot qui a écrit un bel ouvrage sur Wittgenstein résume son idée en une phrase : "La vraie philosophie consistera à se guérir de la philosophie" (Hadot). L'entreprise de Wittgenstein est donc paradoxale puisqu'il s'agit de philosopher contre la philosophie et de montrer que la plupart des problèmes posés par la philosophie sont de faux problèmes et des absurdités. Seules les sciences de la nature émettent des propositions qui ont un sens car elles seraient elles-seules vérifiables.
Ici l'enjeu est entièrement différent, certains se moquent de la philosophie dans sa totalité afin de l'achever ou de la "mettre au repos" pour rendre l'expression de Wittgenstein. La philosophie deviendrait alors une anomalie inutile. Avouons qu'il est difficile, voire impossible, d'entreprendre un dialogue avec les "analytiques" de cette sorte puisque le dialogue présuppose qu'une philosophie authentique puisse être définie grâce à la discussion, à la sortie du dialogue. Mais certains ont déjà tué la philosophie "ab ovo" en lui déniant toute forme de rationalité ou toute prétention à dire quelque chose de sensé à propos de l'être.
J'ai appris à distinguer mes interlocuteurs en fonction de ces différents degrés de "moquerie". Certains veulent effectivement me permettre d'atteindre un degré supérieur de conscience grâce à une ironie souriante. D'autres veulent détruire littéralement et parfois de la manière la plus violente et insidieuse le contenu même de l'entreprise philosophique. Nous devons pour exister savoir reconnaitre nos ennemis. Evitons donc le dogmatisme des académiques et retrouvons l’esprit ironique et farceur de Socrate. Mais évitons également le triste scepticisme de Wittgenstein.