samedi 31 juillet 2021

Se Moquer de la philosophie

 


 

Les philosophes ont une fâcheuse tendance, celle de se prendre au sérieux. Il faudrait ici peut-être alors distinguer une tension propre à toute philosophie. C'est-à-dire qu'il y a philosophie et philosophie. On peut mettre en relief dans toute l'histoire de la philosophie deux tendances antagonistes qu'on pourrait en simplifiant appeler tendance socratique et tendance platonique. La première représente l'esprit vivant que les Grecs nommaient zététique, esprit de recherche et de négation, proche de l'ironie, du cynisme et du scepticisme. La seconde est une rigidification de la première, constituée d'académiciens, de diplômes, d'universitaires et de docteurs.
D'où le nom trompeur de philosophie qui réunit en un même terme la recherche incessante du vrai d'un côté et la volonté de puissance de l'autre. D'où l'idée qu'il y a dans toute philosophie une ambiguïté essentielle qui échappe au non-philosophe. La première phrase à poser donc à celui qui se prétend philosophe est donc bien la question : "qui es-tu ?".  Es-tu celui qui sans repos cherche de nouvelles vérités de manière désintéressée ou celui qui de façon inlassable s'emploie à dominer l'autre grâce à des effets de langage, une rhétorique ad hoc ou de subtils arguments ? La philosophie avance masquée.     
Là nous trouvons une "moquerie" qui me convient : celle qui départage et qui discrimine. Dans ce sens, se moquer de la philosophie reviendrait à se moquer d'une philosophie, et si nous donnons de l'importance à l'acte même de distinguer le vrai du faux, alors il apparait tout-à-fait sensé de séparer une vraie philosophie d'une fausse philosophie, comme Molière qui s'amusait à séparer les vrais médecins (même s'ils ne sont que des modèles) de leurs copies dégénérées.

Démocrite d'Abdère pris d'un fou rire
Créateur : Artokoloro / Photononstop Crédits : Artokoloro / Photononstop
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Mais il existe une autre façon, plus inquiétante de se moquer de la philosophie, qui me dérange, même si elle est formulée par des philosophes qui annoncent d'une certaine manière la mort de la philosophie et que l'on pourrait appeler des fossoyeurs de la philosophie. Wittgenstein inquiétait Deleuze pour cette raison. Car Wittgenstein ne se moquait pas de la philosophie comme Pascal nous invite à nous moquer de la philosophie. Pour Wittgenstein, il faut se moquer de LA philosophie en général et non pas d'UNE philosophie en particulier. La différence est considérable. Car dans l'attitude seconde qui consiste à se moquer d'une philosophie, le philosophe demeure le médecin de l'âme, celui qui s'occupe de la medicina mentis. Dans l'esprit de Wittgenstein, le philosophe n'est pas le médecin mais le malade lui-même. Pierre Hadot qui a écrit un bel ouvrage sur Wittgenstein résume son idée en une phrase :    "La vraie philosophie consistera à se guérir de la philosophie" (Hadot). L'entreprise de Wittgenstein est donc paradoxale puisqu'il s'agit de philosopher contre la philosophie et de montrer que la plupart des problèmes posés par la philosophie sont de faux problèmes et des absurdités. Seules les sciences de la nature émettent des propositions qui ont un sens car elles seraient elles-seules vérifiables.     
Ici l'enjeu est entièrement différent, certains se moquent de la philosophie dans sa totalité afin de l'achever ou de la "mettre au repos" pour rendre l'expression de Wittgenstein. La philosophie deviendrait alors une anomalie inutile.  Avouons qu'il est difficile, voire impossible, d'entreprendre un dialogue avec les "analytiques" de cette sorte puisque le dialogue présuppose qu'une philosophie authentique puisse être définie grâce à la discussion, à la sortie du dialogue. Mais certains ont déjà tué la philosophie "ab ovo" en lui déniant toute forme de rationalité ou toute prétention à dire quelque chose de sensé à propos de l'être.         

J'ai appris à distinguer mes interlocuteurs en fonction de ces différents degrés de "moquerie". Certains veulent effectivement me permettre d'atteindre un degré supérieur de conscience grâce à une ironie souriante. D'autres veulent détruire littéralement et parfois de la manière la plus violente et insidieuse le contenu même de l'entreprise philosophique. Nous devons pour exister savoir reconnaitre nos ennemis. Evitons donc le dogmatisme des académiques et retrouvons l’esprit ironique et farceur de Socrate. Mais évitons également le triste scepticisme de Wittgenstein.

Vivre à l'étranger

 


 

Certains y voient une forme de torture insupportable et il est vrai que dans les cours d'histoire on continue à parler de la frilosité des anciens qui préféraient subir le supplice du pal plutôt que de vivre "hors de chez eux". Il y a, puisque notre culture est aussi hellène, une idée attachée férocement à nos réflexes intellectuels qui assimile invariablement l'étrangeté à une aliénation voire à une néantisation de notre propre moi. Descartes reprenant cette tradition de pensée ( lui qui vécut une grande partie de son existence en Europe du Nord ) admet que le philosophe qui s'égare vers le passé ou le lointain court parfois le risque de " devenir étranger à soi-même".

Voilà des formules qui font peur. Aliénation. Décentrement. Etrangeté. Car il faut distinguer l'émigré qui vit l'ailleurs dans la durée, du voyageur qui lui reconnait une tension propre au dépaysement mais qui doit arrêter son déplacement un "beau" jour sous peine de vivre l'enfer de Du Bellay.  Le voyageur établit le régime du va-et-vient qui demeure toujours ludique puisque les "mauvais" souvenirs de vacances ne sont que des souvenirs. L'émigré lui prend le risque de la durée, du paradis ou de l'enfer. J'avoue cependant que ces raisonnements et ces peurs, souvent teintés d'ethnocentrisme, ne m'ont jamais touché.        

Y-a-t-il d'ailleurs véritablement un lieu qui serait indéfectiblement lié à notre personne ? On peut bien sûr penser au lieu de son enfance, à son petit Liré, mais s'agit-il véritablement d'un topos ? Ou d'une aberration du temps lui-même ? Car nous savons tous qu'Ulysse ne reconnaitra jamais l'Ithaque qu'il connut vingt ans plus tôt. Le lieu de sa jeunesse par définition n'est pas un lieu puisque la jeunesse n'est pas un emplacement mais une façon de vivre le temps.

Ce qui fait que j'ai adopté avec plaisir le dicton des anciens " Ubi bene ibi patria" ( « la patrie est où l’on est bien » ) qui m'a permis d'oublier les pleurnichards et les nostalgiques et de voguer de droite à gauche sans amarre comme un bateau ivre et content de l'être. ( je remarque cependant que le retour vers le pays natal (patria) est l’idée du voyageur qui est certain de retrouver son “lieu” de prédilection, tandis que la recherche du bien ( bonum) est la formule de l’émigré, de celui qui part sans espoir de retour, de celui qui s’est soumis au régime de l’arrachement). 

Il y a cependant, il est vrai, une chose que l'on pourrait redouter c'est l'érosion de sa langue, toujours menacée par les usages langagiers indigènes.  La langue s'altère et c'est peut-être là le plus grand danger, le changement de lieu n'est pas un drame mais un bénéfice pour la pensée sans cesse stimulée, en revanche nous assistons parfois à des naufrages culturels dus à un oubli du mot lui-même. Face à ce danger, une seule solution : la pratique quotidienne de la lecture mais surtout de l'écriture. Nulla dies sine linea. En ce sens, ma patrie véritable fut ma culture.

Je n'ai cependant jamais considéré les idiomes étrangers comme des obstacles à ma propre pensée. Bien au contraire. D'ailleurs on peut se délecter de la compréhension mais également de l'incompréhension de la langue de l'autre. Barthes a ce mot fameux dans l'Empire des signes que j'ai trouvé si existentiellement juste :

 

"Aussi, à l'étranger, quel repos ! J'y suis protégé contre la bêtise, la vulgarité, la vanité, la mondanité, la nationalité, la normalité." (Roland Barthes. L'Empire des signes").

 

Sur ce point Barthes a totalement raison. Le fait de ne plus entendre parler sa langue n'est pas synonyme de malheur comme le pensait Sénèque isolé en Corse, mais peut aussi avoir ses avantages. Le philosophe à défaut de parvenir à la vérité absolue peut au moins se protéger de la bêtise du monde en utilisant la langue étrangère comme un paravent bienvenu. 

mardi 20 juillet 2021

Bachelard styliste

« les jours de ma gentillesse, on apportait le gaufrier. Il écrasait de son rectangle le feu d’épines, rouge comme le dard des glaïeuls. Et déjà la gaufre était dans mon tablier, plus chaude aux doigts qu’aux lèvres. Alors oui, je mangeais du feu, je mangeais son or, son odeur et jusqu’à son pétillement tandis que la gaufre brûlante craquait sous mes dents. Et c’est toujours ainsi, par une sorte de plaisir de luxe, comme dessert, que le feu prouve son humanité. Il ne se borne pas à cuire, il croustille. Il dore la galette. Il matérialise la fête des hommes. Aussi haut qu’on puisse remonter, la valeur gastronomique prime la valeur alimentaire et c’est dans la joie et non pas dans la peine que l’homme a trouvé son esprit. La conquête du superflu donne une excitation spirituelle plus grande que la conquête du nécessaire. L’homme est une création du désir, non pas une création du besoin. »  

En relisant ce passage je m’ aperçois de la vérité des propos de Michel Tournier. Ce dernier avait été impressionné, comme tous ses élèves, par l'enseignement de Gaston Bachelard mais Tournier dans ses entretiens a toujours soutenu le fait que Bachelard fut beaucoup plus un poète qu'un épistémologue. Et je crois qu’in fine Tournier avait raison. En tout cas sur les qualités du poète, on ne peut pas lui donner tort. Car on voit dans ce passage l'extraordinaire styliste qu’ était Gaston Bachelard et c'est plutôt cela que nous allons retenir de ces ouvrages : ces comparaisons audacieuses et fécondes entre les mythes et les tendances principales de l'esprit humain.  Lorsque Bachelard nous dit que l'homme est une création du désir et non pas une création du besoin, il écrit une formule qui sera retenue par toutes les classes de philosophie, mais qui se souvient encore du beau  passage qui précède cette phrase célèbre ? Impressions d'enfance, qui ressemblent aussi bien à Proust qu’à Marcel Pagnol, des images qui montrent l'importance des sensations dans la formation de l’esprit et de l’imagination de l’enfant. La cendre chaude, la gaufre sur le tablier de l’enfant et les tons multicolores et infiniment variés  du feu qui brûle dans la cheminée.

 

 

 

 

 




 

Ngee Ann City



 Il y a des pays qui marquent le visiteur par leur patrimoine artistique ou par la créativité de leurs artisans. Singapour s'illustre par la place accordée au commerce de luxe, aux boutiques consacrées aux montres de milliardaires ( car comment ne pas s'amuser des milliers de dollars dépensés pour voir deux aiguilles se croiser interminablement ? ) . La beauté est ici synonyme de richesse. La richesse synonyme de beauté. Ainsi cette place adorée par Chanel, Vuitton et les grandes marques de l'Europe "perlée" et diamantée. Il n'en reste pas moins que cet édifice commercial qui représente le nombril prestigieux d'Orchard Road n'est pas sans charme. L'architecture massive et le lion chinois veillent sur les prix astonomiques des produits inaccessibles au commun des mortels et représentent le parangon du capitalisme oriental.