Certains y voient une
forme de torture insupportable et il est vrai que dans les cours d'histoire on
continue à parler de la frilosité des anciens qui préféraient subir le supplice
du pal plutôt que de vivre "hors de chez eux". Il y a, puisque notre
culture est aussi hellène, une idée attachée férocement à nos réflexes
intellectuels qui assimile invariablement l'étrangeté à une aliénation voire à
une néantisation de notre propre moi. Descartes reprenant cette tradition de
pensée ( lui qui vécut une grande partie de son existence en Europe du Nord )
admet que le philosophe qui s'égare vers le passé ou le lointain court parfois
le risque de " devenir étranger à soi-même".
Voilà des formules qui
font peur. Aliénation. Décentrement. Etrangeté. Car il faut distinguer l'émigré
qui vit l'ailleurs dans la durée, du voyageur qui lui reconnait une tension
propre au dépaysement mais qui doit arrêter son déplacement un "beau"
jour sous peine de vivre l'enfer de Du Bellay.
Le voyageur établit le régime du va-et-vient qui demeure toujours
ludique puisque les "mauvais" souvenirs de vacances ne sont que des
souvenirs. L'émigré lui prend le risque de la durée, du paradis ou de l'enfer.
J'avoue cependant que ces raisonnements et ces peurs, souvent teintés d'ethnocentrisme,
ne m'ont jamais touché.
Y-a-t-il d'ailleurs
véritablement un lieu qui serait indéfectiblement lié à notre personne ? On
peut bien sûr penser au lieu de son enfance, à son petit Liré, mais s'agit-il
véritablement d'un topos ? Ou d'une aberration du temps lui-même ? Car nous
savons tous qu'Ulysse ne reconnaitra jamais l'Ithaque qu'il connut vingt ans
plus tôt. Le lieu de sa jeunesse par définition n'est pas un lieu puisque la
jeunesse n'est pas un emplacement mais une façon de vivre le temps.
Ce qui fait que j'ai
adopté avec plaisir le dicton des anciens " Ubi bene ibi patria"
( « la patrie est où l’on est bien » ) qui m'a permis d'oublier les
pleurnichards et les nostalgiques et de voguer de droite à gauche sans amarre
comme un bateau ivre et content de l'être. ( je remarque cependant que le
retour vers le pays natal (patria) est l’idée du voyageur qui est
certain de retrouver son “lieu” de prédilection, tandis que la recherche du
bien ( bonum) est la formule de l’émigré, de celui qui part sans espoir
de retour, de celui qui s’est soumis au régime de l’arrachement).
Il y a cependant, il est
vrai, une chose que l'on pourrait redouter c'est l'érosion de sa langue,
toujours menacée par les usages langagiers indigènes. La langue s'altère et c'est peut-être là le
plus grand danger, le changement de lieu n'est pas un drame mais un bénéfice
pour la pensée sans cesse stimulée, en revanche nous assistons parfois à des
naufrages culturels dus à un oubli du mot lui-même. Face à ce danger, une seule
solution : la pratique quotidienne de la lecture mais surtout de l'écriture. Nulla
dies sine linea. En ce sens, ma patrie véritable fut ma culture.
Je n'ai cependant jamais
considéré les idiomes étrangers comme des obstacles à ma propre pensée. Bien au
contraire. D'ailleurs on peut se délecter de la compréhension mais également de
l'incompréhension de la langue de l'autre. Barthes a ce mot fameux dans l'Empire
des signes que j'ai trouvé si existentiellement juste :
"Aussi, à l'étranger, quel repos ! J'y suis protégé contre la bêtise, la vulgarité, la vanité, la mondanité, la nationalité, la normalité." (Roland Barthes. L'Empire des signes").
Sur ce point Barthes a totalement raison. Le fait de ne plus entendre parler sa langue n'est pas synonyme de malheur comme le pensait Sénèque isolé en Corse, mais peut aussi avoir ses avantages. Le philosophe à défaut de parvenir à la vérité absolue peut au moins se protéger de la bêtise du monde en utilisant la langue étrangère comme un paravent bienvenu.
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