dimanche 8 août 2021

Justice et inconscient

 


 

On associe habituellement justice et conscience. Réaliser que nous avons affaire à une injustice c'est bien en "prendre conscience". Rendre justice aussi suppose le lent travail de l’examen attentif et l’observation des indices, des doutes et des preuves. Il existe une attention au détail qui suppose une extrême conscience , un degré très avancé de l’examen rationnel, sans lequel la procédure de la justice reste lettre vaine.

 Cependant l'inconscient a également son rôle à jouer dans la distribution des cartes. Notamment dans ce qu' on appelle la " sensibilité " à l'injustice et des sentiments comme la pitié , la compassion et l'empathie. Car si toute raison éclairée peut observer une injustice et en avoir conscience, il est également évident que tout le monde n'est pas sensible à l'injustice avec la même acuité. Il est clair que certaines actions politiques ont été déclenchées non seulement par une analyse froide des situations et des conjonctures mais aussi en fonction de blessures et de traumas provenant du passé. Lénine eût- il été Lénine s'il n’avait pas vécu la pendaison de son frère Alexandre, l’anarchiste, par l'autocratie tsariste ? Vallès eût-il été le communard que nous connaissons si sa jeunesse avait été plus heureuse ? Et n’est- ce pas la fessée du Pasteur qui révéla à Rousseau l'omniprésence de l'injustice ( Jean-Jacques est accusé injustement d’avoir cassé un peigne et reçoit stoïquement le fouet:” On ne put m'arracher l'aveu qu'on exigeait.”) ?           
Il y a sans doute une psychanalyse du justicier à mener si l’on veut comprendre les mobiles des hommes historiques. En effet il y a deux versions de la justice qui mêlent des éléments rationnels et des éléments irrationnels, et sans doute des éléments conscients et des éléments inconscients. Ces deux versions sont de manière étonnante rassemblées dans le mot d’ordre de Ferdinand premier : Fiat justitia, et pereat mundus  (que la justice règne, le monde dût-il en périr), que Kant reprend mutatis mutandis dans son projet de paix perpétuelle. La première formule de l’injonction fait partie du programme de toute raison pratique : établir en ce monde la justice que la raison théorique a identifiée comme principe normatif. Que la justice règne est donc la formule par excellence de la raison morale et du lien qui existe entre la théorie et la pratique : il ne suffit pas de voir le bien, il faut le réaliser. Et c’est cette réalisation que nous nommons justice. Cependant la seconde partie de la phrase ne demande pas simplement la réalisation de la justice, mais aussi et surtout, nous enjoint d’examiner la possibilité d’un anéantissement des méchants, des hommes injustes, donc du monde. Or cet examen n’est plus celui de la raison mais bien celui de la passion vengeresse. Après tout, brûler l’infâme, le rayer de la surface de la terre, le noyer et le faire disparaitre par tous les moyens possibles est l’autre visage de la justice. Car comment atteindre le bien, si nous ne sommes pas animés par la colère à l’égard de l’injuste ? C’est ainsi que le père Sénault justifiait un « bon usage des passions » puisque Dieu-le-Père avait provoqué le déluge et que Dieu-le- Fils avait chassé les marchands du temple, la recherche de la justice pouvait intégrer de justes colères.  Il semble donc que toute recherche du juste présente deux aspects complémentaires : la recherche consciente et rationnelle du juste et le rejet inconscient et émotionnel de l’injuste. La raison et la passion. Ce sont ces deux versants qui devraient nous inciter à nous pencher sur cette psychanalyse du justicier que j’ai évoquée. Car au fondement des prises de positions qui nous paraissent souvent les plus mûres et les plus réfléchies se trouvent parfois des causes inconscientes liées à des pulsions, des frustrations et des traumas.
Notons cependant que la lecture kantienne de la même phrase lui donne un sens radicalement différent, orienté dans le sens d’un rationalisme strict. Pour Kant en effet, l’idée de justice  est une idée de la raison, elle doit s’opposer à celle de la vengeance  qui n’est qu’une forme exacerbée de la vie passionnelle. L’interprétation kantienne suit donc les linéaments de l’impératif catégorique : rechercher la justice , même si notre bonheur doit en souffrir. Il s’agit d’un principe qui se tient à l’opposé de l’utilitarisme moral.

 

“Cette proposition ne veut dire autre chose, sinon que les maximes politiques ne doivent pas se fonder sur le bien-être et le bonheur, que chaque Etat peut espérer en retirer, et par conséquent sur l’objet que chacun peut avoir pour but (sur le vouloir) comme principe suprême (mais empirique) de la politique, mais sur la pure idée du devoir de droit (dont le principe est donné à priori par la raison pure), quelles qu’en puissent être d’ailleurs les conséquences physiques.” Kant, doctrine du droit.        

La possibilité de la fin du monde se présente alors dans la lecture kantienne non comme une juste colère ( puisque nous serions alors éloignés de l’idée de vertu )  mais sous le visage de la pureté du devoir moral. Ce dernier en effet ne soumet l’exigence du juste à aucune considération utilitaire ou mondaine. L’existence du monde, des plaisirs, et du bonheur ne sauraient passer avant l’exigence de justice. L’analyse kantienne voit donc la disparition du monde , non pas comme un effet de la passion inconsciente mais comme une conséquence tout simplement pratique de l’impératif catégorique. Fais la justice , advienne que pourra : voilà le principe de la morale. La raison est première et la disparition du monde n’est que la conséquence de l’adage rationnel : La justice d’abord ! La justice en premier ! Le bien-être du monde , le bonheur des individus viennent après. Ici tout est transparent, tout repose sur la “pure idée du devoir”.

Convenons toutefois que ce furent souvent des coups de colère, des ras-le-bol et des manifestations passionnelles qui mirent historiquement en branle les grandes exigences historiques de justice. De Spartacus au printemps arabe, l’exigence de justice prend souvent la forme de la colère, du refus, du « plus jamais ça ». Ce n’est qu’a posteriori que la légitimité ou l’illégitimité de ces actes est établie. Il y a donc une rumination ( souvent inconsciente) du sentiment d’injustice chez l’enfant ou chez la victime qui sortira parfois transformée en idéal moral chez l’adulte ou le juge. La recherche rationnelle et consciente du bien peut très bien s’accompagner d’un rejet souvent inconscient mais tout aussi fort de l’injuste. Et on peut dire de cette recherche de la justice que l’on passe toute sa vie à essayer de la définir mais que parfois elle occupe un au-delà de la conscience. La mort du frère de Lénine, Alexandre par exemple me terrifie. Alexandre est arrêté. Le père de Lénine est mort peu de temps auparavant. Alexandre Oulianov voulait participer à des attentats contre le tsar avec la Narodnaïa Volia , l’organisation terroriste qui avait déjà tué Alexandre II. Le frère de Lénine veut faire de même avec le tsar Alexandre III. Le complot dévoilé, Alexandre qui admet sa participation sera pendu malgré les suppliques de sa mère.  On peut penser que la mort de « Sasha », du frère aimé et admiré a montré à Lénine le chemin[1]. Le chemin de la révolution de 1917. Ainsi la révolution morale se présente comme une exigence rationnelle et consciente : Fiat justitia ergo pereat mundus. Mais l’histoire personnelle du révolutionnaire obéit à un cheminement où l’enfant est le père de l’homme , où tout débute non pas par une réflexion rationnelle mais par le désir de vengeance ou des passions : pereat mundus primus ! Dans une révolution , les affects sont déterminants et ce qui allume un affect , c’est un autre affect. Il est rare que la démonstration d’une politique injuste crée immédiatement une révolution historique, mais un embrasement de colère peut mettre le feu aux poudres. Rien de grand ne s’est fait au monde sans passion dit Hegel. Il existe donc aussi une passion de justice et un désir de vengeance qui se trouvent au fondement de la plupart des grands bouleversement             .          

J’en profite cependant pour exprimer immédiatement un malaise. Nous avons vite fait de classer selon l’ordre bien net de la bipartition vengeance et justice selon des lignes bien définies. A la première appartiendrait : le trouble, l’inquiétude, la passion , la démesure, l’absence de règle, la violence et à la seconde le calme, la raison, le droit, la tradition, le juge et le tribunal. Mais cette partition consacrée me pose un problème !
Car dès lors qu’on l’accepte , que devient la justice révolutionnaire ? N’est-elle pas pensée aussi comme la vengeance ou la revanche d’une classe sur une autre ? Et toute révolution ne prône –t-elle pas une forme de violence ? Peut-il y avoir une violence juste ? Une colère juste ? Un affect juste ?

Il est donc rapide de rejeter l’affect du côté de l’irrationnel. Il y a des colères justes. Lorsque Jésus chasse les marchands du temple , tout le monde comprend qu‘il y a colère, après tout il fouette, met à terre, répand l’argent sur le sol et crie. Mais tout le monde comprend également qu’il y a dans un même temps recherche de la justice : le temple de Jérusalem est un temple et non un marché. La justice a donc nécessairement deux réalités indissociables : l’exigence rationnelle du bien ou du juste qui guide toute philosophie vers le soleil hors de la caverne : Agathon. Mais aussi le rejet passionné de l’injuste qui est l’aspect positif de la passion qui déplace des montagnes. Ce rejet de l’injustice , même s’il obéit à des voies obscures, est fondamental car il va donner au révolutionnaire l’énergie qui manque aux autres !

 

Alexandre Ulianov, frère de Lénine.




[1] Il est amusant de voir sur ce point des hésitations : quelle est la nature exacte de ce chemin , de l’héritage spirituel du frère de Lénine ? S’agit-il de refuser l’autocratie tsariste ? Sans aucun doute. En ce sens Lénine suit consciemment ou inconsciemment le but politique assigné par son frère . S’agit-il d’adopter les mêmes méthodes et la même violence révolutionnaire ? On peut en douter et c’est ce qu’exprime Arvon dans la remarque suivante : » C'est en apprenant la pendaison de son frère aîné. Alexandre, qui avait participé à la préparation d'un attentat contre Alexandre III. Que Lénine virgule, alors âgé de 17 ans, s’écria «  Non ! Nous ne prendrons pas ce chemin. » Aussi le parti qu’il formera par la suite, s'inspirera t- il non pas de l'exemple donné par les révolutionnaires russes Nitchaiev, auteur avec Bakounine du catéchisme du révolutionnaire, terrifiant manuel de la violence au service de la révolution et de Tkatchev, le Chigalev de Dostoïevski, mais de la discipline quasi militaire de la social-démocratie allemande. » Arvron, le gauchisme page 26.

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