samedi 14 août 2021

La philosophie, discipline littéraire ou la littérature discipline philosophique ?





Les politiques qui régissent le destin de l’éducation nationale veulent absolument rapprocher la philosophie des belles lettres ou de la littérature. Il s’agit d’une erreur fondamentale. L’origine de cette erreur tient à deux choses : la formation des philosophes d’une part qui passe souvent par une faculté de « Lettres » et le contenu de cet enseignement qui se résume trop souvent à une « histoire » des idées. Or la nature de l’histoire de la philosophie suppose des qualités littéraires d’exposition plus que des qualités scientifiques de résolution de problèmes. L ' étudiant apprend ainsi à restituer la pensée d’un autre et à mémoriser un complexe de citations ad hoc. Il n ' en reste pas moins que l’acte de philosopher ne saurait se ramener stricto sensu à cette version universitaire de l’art du commentaire, quand même la connaissance des doctrines demeurerait incontournable.
Car le philosophe n’est pas, dans notre tradition occidentale, un romancier ou un poète. Il demeure fasciné par l’idée de vérité et c'est la raison pour laquelle le cousinage avec les sciences se doit d’être souligné. Le fait, plus ou moins légendaire, d’une création du mot " philosophos" par Pythagore ne doit pas être pris à la légère. Nous tenons notre nom de la science grecque, de cette science qui selon le mot de Pythagore recherchait les mystères de la nature. Le moindre ouvrage de science devrait intriguer le philosophe de la même manière que Pascal fut fasciné par les “Eléments d’Euclide” et Descartes fut davantage touché par les mathématiques que par la gentillesse des fables. Alors d’où provient cette équivoque qui consiste à systématiquement ramener la dissertation à un exercice littéraire ?
Sans doute de l’école qui en voulant sauver les disciplines les tue parfois. La fameuse dissertation philosophique a été vue et appréhendée parfois comme une composition française, à la fois plus sophistiquée, mais respectant les mêmes règles de l’argumentation et de la rhétorique. La regrettée Jacqueline Russ allait malheureusement dans ce sens en truffant ses ouvrages de méthode ( Voir par exemple l’ouvrage “Les méthodes en philosophie” . Armand Colin ) de “figures littéraires”.  La voie philosophique, disait-elle, n’est pas seulement démonstrative : elle relève de l’argumentation et s’adresse à un auditoire particulier”. J Russ n’hésite pas à conseiller à l’étudiant en philosophie l’emploi des figures littéraires comme l’antithèse, le chiasme etc. et va même jusqu’à citer dans sa bibliographie générale des ouvrages de littérature. Donc ce sont les philosophes eux-mêmes, plus exactement les philosophes universitaires qui ont procédé à cette déviation qui devient systématique de la philosophie comme recherche du vrai, à la philosophie comme art du vraisemblable, art qu’a justement rejeté Descartes dans ses études au collège de La Flèche.

 


Exposons alors le problème, tel que je le perçois. Admettons deux choses : 1. Il existe bien des relations fortes, privilégiées entre la littérature et la philosophie. 2. Cependant ces relations sont souvent mal définies et introduisent plus de confusion que de clarté. 3. Le rapport entre science et philosophie est trop souvent dissimulé dans les lieux d’enseignement.
D’où viennent ces confusions ?        
De l’architectonique, c’est-à-dire des relations de hiérarchies qui existent entre les facultés de l’esprit et également entre les disciplines de savoir. Nous pouvons afin d’éclairer la question distinguer deux sortes d’architectoniques qui ne sont pas nécessairement compatibles ! D’où les frictions, paradoxes, confusions et contradictions.           
Il existe tout d’abord une architectonique littéraire qui repose sur le régime des notions. La littérature se veut comme discipline coiffante de la littera , de la lettre . Est littéraire, tout ce qui a la forme de la lettre, de la trace écrite et signifiante. Or il existe trois régimes de la littérature qui sont distribués selon des notions : le beau qui est le régime des belles –lettres, le vrai qui est le domaine de la littérature philosophique ou savante et enfin un domaine hybride qui enveloppe la rhétorique. La rhétorique peut être vue comme au confluent du vrai qui convainc (docere) et du beau qui persuade ( movere et placere, émouvoir et plaire).

L’architectonique de la littérature: Les notions

Le beau

Le vrai

le vraisemblable

Les belles Lettres

La philosophie, la science

La rhétorique

 

On voit bien que nous assistons ici à une distribution selon le régime des notions. Et c’est un peu à cette logique de classement qu’obéit J Russ. On perçoit le statut intermédiaire de la rhétorique qui peut à la fois séduire et persuader par imagination (effets de beauté des figures) ou convaincre par démonstration (par vérité des raisons).


Mais il existe une autre architectonique qui obéit à la philosophie même. Elle ne rejette pas la littérature , mais lui donne une autre signification.

L’architectonique philosophique : Le concept

La philosophie

Les belles-lettres

Exposition rationnelle et théorique du vrai.
La raison

Exposition imaginative du vrai.
L’imagination

 

Ici ce n’est plus la philosophie qui intervient comme discours littéraire parmi d’autres, mais la philosophie devient discipline coiffante et la littérature peut alors être perçue comme une branche de la recherche du vrai, s’appuyant sur l’imagination, mais dont le but demeure le même : exposer une vérité du monde et un concept du monde. On retrouve cette partition chez Platon dans l’examen des rapports de Mythos à Logos, et chez Kant par exemple lorsqu’il se pose la question du mode d’exposition de l’activité de la raison dans la critique de la raison pure.
Allons plus loin, un récit “littéraire” n’a de valeur philosophique que pour autant qu’il recèle une vérité d’ordre général. Rien n’est plus exaspérant en littérature que cette fuite vers le particulier car le philosophe essaie sans cesse de subsumer le particulier sous le général. C’est la raison pour laquelle le philosophe est tellement à l’aise avec Molière, car Alceste n’est pas Alceste, mais un Misanthrope, et Harpagon n’est pas Harpagon mais un Avare. La philosophie dit Aristote ( qui d’ailleurs ne recommandait pas le théâtre de caractère ) est dans son élément lorsqu’elle se frotte à l’universel et au général. La littérature en ce sens devient “schématique” l’illustration sensible d’un concept et la littérature devient ipso facto une partie de l’exploration philosophique de l’essence humaine.


Les difficultés qui existent entre la littérature et la philosophie sont souvent reliées à ces deux classements : notionnel et/ou conceptuel. Il s’agit de savoir si la philosophie fait partie d’un ensemble plus large qui serait la littérature comme mode du discours ou si la philosophie est le régime du concept et la littérature sa branche d’exposition “non démonstrative” ou imaginative.
Plutôt que de dire comme Jacqueline Russ que la philosophie peut être plusieurs choses (  particulière ( s’adresser à “un” public ) et universelle  ( s’adresser à tout homme ) ) , il est plus rigoureux de parler des différentes formes d’architectonique. Et c’est la raison pour laquelle le rapprochement des deux disciplines dans le cadre de l’Ecole peut poser problème car philosophie et littérature ont toutes les deux une fonction de prédation théorique, tendant à digérer et assimiler l’Autre. La littérature tend à considérer la philosophie comme une partie des belles-Lettres et la philosophie voir dans la littérature un mode d’exposition du concept. Il s’agit d’une éristique fondamentale, d’un conflit des facultés, interminable et qui ne pourra pas avoir de fin car reposant sur des présupposés entièrement différents. Pour la littérature, la philosophie n’est qu’un art du discours parmi d’autres, un genre qui n’est que l’espèce d’un genre plus global qui est celui de la littérature et de la production écrite. La philosophie, elle, voit les belles-lettres comme une de ses terminaisons naturelles. Après tout Platon n’hésite pas à employer la fiction pour mettre en scène des vérités abstraites et conceptuelles. Cette fonction pédagogique de la Littérature échappe à la littérature car elle n’est pédagogique que dans la mesure où elle pointe vers un concept philosophique. Il n’est pas étonnant que Tournier ait écrit ses œuvres dans ce sens, lui qui prétendait parler de philosophie par la littérature, “contrebandier de la philosophie” selon son expression préférée.

 

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