dimanche 1 août 2021

La société du moment


 

Le problème de la politique est dit-on un problème de contenu. Aristote, dans ses descriptions des différentes formes politiques, considère la différence entre les cités à partir du mode de gouvernement :  la cité est-elle gouvernée par le peuple ? Par une caste ? Par un seul individu ? Le contenu de la politique est défini ici comme mode d'organisation de la cité qui dépend apparemment du contenu du programme politique, à savoir de la nature de la souveraineté. Il y a bien sûr d'autres contenus qui permettront d'analyser les régimes politiques et déterminer, toujours selon Aristote, s'il s'agit de régime sain où malsain. Mais on peut dire que nous avons pris l'habitude d'examiner une politique à partir du contenu de celle-ci, c'est-à-dire de l'ensemble des décisions que les gouvernements s'engagent à prendre.

 

 

Musiciens de jazz (https://www.parisjazzclub.net/fr/58369/concert/2018/11/18/dimanches-jazz-le-quartier-rouge-fait-sa-jam)

 

On peut alors se demander si définir un contrat par son contenu est la manière la plus adéquate de définir la justice d'une politique. On peut s'interroger et se demander si ce que Jacques Ellul appelait « l'illusion politique » ne réside pas dans le fait de croire que la différence fondamentale entre les régimes politiques se résume ou se réduit à une question de contenu des décisions prises ou à prendre. L’essentiel est ailleurs. Car le principe le plus fondamental qui est à l'origine de l'anarchisme que je revendique est le suivant : « tout homme qui a du pouvoir est tenté d'en abuser ». Cette idée essentielle, formulée il y a longtemps par Montesquieu est la seule capable de réconcilier les idées de justice et de politique. La politique c'est l'art d'établir un pouvoir qui va s'incarner dans un corps d’institution, dans l'appareil d'Etat et ses différents satellites. Il serait naïf de croire comme certains (on peut penser par exemple au post anarchisme de Saul Newman) que la vie politique est possible sans Etat. Je ne le crois pas. C’est la raison pour laquelle nous pouvons distinguer l'anarchie, qui est l'hypothèse d'une vie commune sans la présence de l'Etat, de l'anarchisme, qui est le fait de limiter au maximum l'abus de pouvoir tout en restant dans les limites d'une politique possible. L’anarchie est désordre, puisque l'absence de l'Etat ne crée pas comme le pense Newman une société immédiatement harmonieuse et pacifique. Ce qui se passe en France actuellement montre bien que les citoyens qui réclament des formes de justice politique ne réclament pas moins d'Etat mais plus d'Etat. Confrontés à la violence sans frein des délinquances des cités et du trafic de drogue, ils réclament plus de patrouilles de police, plus de sécurité, donc plus de justice : sous cet angle, l'Etat n'est pas néfaste dans la mesure où il est capable de jouer le rôle d'un contre-pouvoir. Face au pouvoir grandissant des caïds locaux et aux coupes sombres effectuées par le néolibéralisme du gouvernement, le recours à l'Etat apparaît comme la simple possibilité de la justice. De même la suppression systématique des postes de fonctionnaires, de militaires, d'enseignants, de pompiers, d'agents de l'Etat n’est pas une bonne chose. En cela l’anarchisme qui réclame l'Etat comme contre-pouvoir n'est pas l’anarchie. Cette dernière soutient l'idée d'une utopie où la justice se développerait spontanément à partir d'un jeu originel et mécanique des volontés individuelles. L'anarchisme, lui, est fondé sur un réalisme anthropologique : supprimer le pouvoir de l'Etat, c'est donner libre cours au pouvoir des forces de l’argent, du capital et de la bourgeoisie. Car l'Etat n'est pas toujours l'instrument du capital et il peut, lorsqu'il est pensé et dirigé correctement agir non pas comme un outil politique de la classe dominante mais comme un bouclier protecteur des dominés. Donner une éducation aux pauvres et une police de proximité ce n'est pas opprimer le peuple mais lui permettre de se libérer de la puissance absolue des forces économiques et du marché. À l'inverse de l'hypothèse de Newman, je propose non pas que l'on évolue de l'anarchisme vers l'anarchie, mais que l'on pense la possibilité d'une voie qui mènerait de l'anarchie vers l'anarchisme c'est à dire un mode d'organisation de l'Etat qui soit compatible avec l'idée de justice. Cette compatibilité ne dépend pas seulement du contenu du contrat politique. Il faut pour penser la vie politique introduire la notion de temps. Et il s'agit sans aucun doute d’un réquisit de la pensée des systèmes politiques : à force de porter toute notre attention sur le contenu du contrat social, nous négligeons le temps du pouvoir accordé. Au lieu d'examiner l’essentiel, à savoir la durée des mandats et leur caractère résolument éphémère, nous transformons les hommes politiques en professionnels de la politique, en hommes du système qui ont tendance à accaparer des postes au lieu d'être mandatés pour un temps bref qui correspondrait à une mission politique déterminée. Au bout d'un « certain temps », Le magistrat développe un désir de pouvoir ,le désir de persévérer dans son être de magistrat qui tout en étant prévisible n'en laisse néanmoins pas d'inquiéter. L'abus de pouvoir et donc souvent lié à cette volonté de rester en place ad vitam aeternam. « J'y suis, j'y reste » dit-on, transformant l'espoir populaire en catastrophe politique.

Or l'histoire des idées nous incite à penser la forme démocratique en fonction du concept de la durée des mandats. on peut dire que le ton est donné par la mythologie grecque . Que l'on se souvienne de l'épisode des Labdacides. Car c'est bien encore une fois de la durée du pouvoir dont il s'agit !

Étéocle et Polynice devaient dans une forme de sagesse partagée échanger le pouvoir sans le conserver. il s'agissait de gouverner non pas indéfiniment mais à tour de rôle. Or l'injustice s'instaure dès lors que cette règle est rompue. Bien plus que les raisons que nous pourrions trouver dans une psychologie facile des personnages (le bon Etéocle, le méchant Polynice ayant pris des armes contre la cité), il faut bien voir que le déséquilibre et l’ hybris proviennent du délaissement de la règle de l'abandon du pouvoir. Car qu'est-ce qu'un pouvoir juste ? c'est un pouvoir que l'on est capable d'abandonner. Le fait de vouloir rester, demeurer au pouvoir quelle que soit la qualité morale ou les compétences politiques du gouvernant représente le plus grand mal politique possible. la justice d'un pouvoir consiste alors dans le fait de le délaisser. Tout homme est tenté d'abuser du pouvoir, nous refusons de délaisser le poste ou la position occupée et ce refus de l'idée de sacrifice personnel est à l'origine des plus graves problèmes qu'une cité puisse connaître. Car qu'est-ce que la reconnaissance du bien commun sinon le sacrifice d'un bien personnel ? L'histoire romaine fourmille également d'exemples allant dans ce sens comme l'affaire César, qui effraya les républicains de Rome (qui en fait étaient plutôt des aristocrates). En voulant devenir consul à vie, César était en train de rompre avec la tradition de justice des républiques qui est le sacrifice de soi. La jouissance du pouvoir ne doit avoir qu'un temps car tout pouvoir demeure dans son essence dangereux. Il produit des satisfactions secrètes, tortueuses, profondes et tend à se perpétuer chez celui qui en est l’agent. Rien de plus difficile que de se dessaisir du moindre pouvoir. Napoléon à Sainte-Hélène se lamenta de ce fait car la volonté de la domination était devenue chez lui une véritable addiction. 

La justice doit donc permettre à la Cité de refuser cette hybris de l'homme politique et la politique n'est qu'une lutte perpétuelle contre l'homme politique. Comment réaliser un tel combat ? Par une réflexion sans cesse renouvelée sur la durée des contrats et des mandats. Inspirons-nous des contrats d'association limités dans le temps qui fournissent des exemples de regroupements où la liberté des uns n'est pas sujette à une servitude future. Même les modèles les plus minuscules d'associations montrent que plus la durée de vie du contrat est limitée plus la liberté des contractants est grande. Comment ne pas penser à la liberté des associations hédonistes évoquée par le dix-huitième siècle ? le contrat hédoniste est un engagement où la jouissance de l'un s’articule sur la jouissance de l'autre dans le temps le plus bref qui soit : celui de la rencontre amoureuse. Alliance qui se fait… pour se défaire presque aussitôt.  Philippe Sollers spécialiste (et amateur) du libertinage nous le rappelle : il existait des “sociétés libertines secrètes qui ont été nombreuses sous Louis XV, la Société du Moment, L’Ordre de la Félicité. Le moment trouvé. L’instant désiré.” (Liberté du XVIII siècle, p 17). La liberté est ici la licence des désirs s’exprimant simultanément, des corps qui se livrent à la sensualité mais cette rencontre n’a qu’un temps, elle ne saurait durer sous peine de gâcher le “plaisir”. C’est donc la règle du plaisir qui fixe le caractère éphémère de la société hédoniste qui moque la relation matrimoniale qui, elle, demande aux époux de se jurer une fidélité interminable. Le désir peut donc avoir un rôle éducateur et même être un “politologue”, un guide vers la bonne politique. Car l’association prend ici pour commandement non pas seulement la liberté de jouir mais aussi la jouissance de la liberté.  
Dans le même ordre d’esprit j’évoquerai rapidement l’association brève de la musique de jazz, que les musiciens appellent vulgairement le “bœuf” ou la « jam » (anglicisme). Quel est le principe de cette association entre musiciens ?  Elle n’a pour but que le plaisir musical (à la différence de la rencontre vénale (qui est traduit par le terme de “gig” dans l’argot de ces mêmes musiciens). Or qu’est-ce qui là encore détermine ce type de contrat ? La durée très rapide de l’échange (les musiciens parfois ne collaborent que le temps d’un morceau, sans s’être vus auparavant !) et la liberté totale des acteurs. Le contrat d’improvisation collective qui donne sa naissance au jazz est constamment « voulu », jamais imposé. Il a l’existence d’un feu de paille, mais il a le mérite de conserver entière la liberté des acteurs.        

Face à ces contrats de temps court et de liberté maximale, existe également des contrats de soumission qui riment avec l’éternité. Le pacte bien connu, passé avec le diable, si omniprésent dans la littérature européenne, est un contrat passé pour l'éternité dont sont victimes Faust ou les contractants naïfs qui oublient encore une fois que ce qui importe ce n'est pas tant le contenu du contrat que sa durée propre.

 

 

 

samedi 31 juillet 2021

Se Moquer de la philosophie

 


 

Les philosophes ont une fâcheuse tendance, celle de se prendre au sérieux. Il faudrait ici peut-être alors distinguer une tension propre à toute philosophie. C'est-à-dire qu'il y a philosophie et philosophie. On peut mettre en relief dans toute l'histoire de la philosophie deux tendances antagonistes qu'on pourrait en simplifiant appeler tendance socratique et tendance platonique. La première représente l'esprit vivant que les Grecs nommaient zététique, esprit de recherche et de négation, proche de l'ironie, du cynisme et du scepticisme. La seconde est une rigidification de la première, constituée d'académiciens, de diplômes, d'universitaires et de docteurs.
D'où le nom trompeur de philosophie qui réunit en un même terme la recherche incessante du vrai d'un côté et la volonté de puissance de l'autre. D'où l'idée qu'il y a dans toute philosophie une ambiguïté essentielle qui échappe au non-philosophe. La première phrase à poser donc à celui qui se prétend philosophe est donc bien la question : "qui es-tu ?".  Es-tu celui qui sans repos cherche de nouvelles vérités de manière désintéressée ou celui qui de façon inlassable s'emploie à dominer l'autre grâce à des effets de langage, une rhétorique ad hoc ou de subtils arguments ? La philosophie avance masquée.     
Là nous trouvons une "moquerie" qui me convient : celle qui départage et qui discrimine. Dans ce sens, se moquer de la philosophie reviendrait à se moquer d'une philosophie, et si nous donnons de l'importance à l'acte même de distinguer le vrai du faux, alors il apparait tout-à-fait sensé de séparer une vraie philosophie d'une fausse philosophie, comme Molière qui s'amusait à séparer les vrais médecins (même s'ils ne sont que des modèles) de leurs copies dégénérées.

Démocrite d'Abdère pris d'un fou rire
Créateur : Artokoloro / Photononstop Crédits : Artokoloro / Photononstop
Droits d'auteur : Artokoloro / Photononstop



Mais il existe une autre façon, plus inquiétante de se moquer de la philosophie, qui me dérange, même si elle est formulée par des philosophes qui annoncent d'une certaine manière la mort de la philosophie et que l'on pourrait appeler des fossoyeurs de la philosophie. Wittgenstein inquiétait Deleuze pour cette raison. Car Wittgenstein ne se moquait pas de la philosophie comme Pascal nous invite à nous moquer de la philosophie. Pour Wittgenstein, il faut se moquer de LA philosophie en général et non pas d'UNE philosophie en particulier. La différence est considérable. Car dans l'attitude seconde qui consiste à se moquer d'une philosophie, le philosophe demeure le médecin de l'âme, celui qui s'occupe de la medicina mentis. Dans l'esprit de Wittgenstein, le philosophe n'est pas le médecin mais le malade lui-même. Pierre Hadot qui a écrit un bel ouvrage sur Wittgenstein résume son idée en une phrase :    "La vraie philosophie consistera à se guérir de la philosophie" (Hadot). L'entreprise de Wittgenstein est donc paradoxale puisqu'il s'agit de philosopher contre la philosophie et de montrer que la plupart des problèmes posés par la philosophie sont de faux problèmes et des absurdités. Seules les sciences de la nature émettent des propositions qui ont un sens car elles seraient elles-seules vérifiables.     
Ici l'enjeu est entièrement différent, certains se moquent de la philosophie dans sa totalité afin de l'achever ou de la "mettre au repos" pour rendre l'expression de Wittgenstein. La philosophie deviendrait alors une anomalie inutile.  Avouons qu'il est difficile, voire impossible, d'entreprendre un dialogue avec les "analytiques" de cette sorte puisque le dialogue présuppose qu'une philosophie authentique puisse être définie grâce à la discussion, à la sortie du dialogue. Mais certains ont déjà tué la philosophie "ab ovo" en lui déniant toute forme de rationalité ou toute prétention à dire quelque chose de sensé à propos de l'être.         

J'ai appris à distinguer mes interlocuteurs en fonction de ces différents degrés de "moquerie". Certains veulent effectivement me permettre d'atteindre un degré supérieur de conscience grâce à une ironie souriante. D'autres veulent détruire littéralement et parfois de la manière la plus violente et insidieuse le contenu même de l'entreprise philosophique. Nous devons pour exister savoir reconnaitre nos ennemis. Evitons donc le dogmatisme des académiques et retrouvons l’esprit ironique et farceur de Socrate. Mais évitons également le triste scepticisme de Wittgenstein.

Vivre à l'étranger

 


 

Certains y voient une forme de torture insupportable et il est vrai que dans les cours d'histoire on continue à parler de la frilosité des anciens qui préféraient subir le supplice du pal plutôt que de vivre "hors de chez eux". Il y a, puisque notre culture est aussi hellène, une idée attachée férocement à nos réflexes intellectuels qui assimile invariablement l'étrangeté à une aliénation voire à une néantisation de notre propre moi. Descartes reprenant cette tradition de pensée ( lui qui vécut une grande partie de son existence en Europe du Nord ) admet que le philosophe qui s'égare vers le passé ou le lointain court parfois le risque de " devenir étranger à soi-même".

Voilà des formules qui font peur. Aliénation. Décentrement. Etrangeté. Car il faut distinguer l'émigré qui vit l'ailleurs dans la durée, du voyageur qui lui reconnait une tension propre au dépaysement mais qui doit arrêter son déplacement un "beau" jour sous peine de vivre l'enfer de Du Bellay.  Le voyageur établit le régime du va-et-vient qui demeure toujours ludique puisque les "mauvais" souvenirs de vacances ne sont que des souvenirs. L'émigré lui prend le risque de la durée, du paradis ou de l'enfer. J'avoue cependant que ces raisonnements et ces peurs, souvent teintés d'ethnocentrisme, ne m'ont jamais touché.        

Y-a-t-il d'ailleurs véritablement un lieu qui serait indéfectiblement lié à notre personne ? On peut bien sûr penser au lieu de son enfance, à son petit Liré, mais s'agit-il véritablement d'un topos ? Ou d'une aberration du temps lui-même ? Car nous savons tous qu'Ulysse ne reconnaitra jamais l'Ithaque qu'il connut vingt ans plus tôt. Le lieu de sa jeunesse par définition n'est pas un lieu puisque la jeunesse n'est pas un emplacement mais une façon de vivre le temps.

Ce qui fait que j'ai adopté avec plaisir le dicton des anciens " Ubi bene ibi patria" ( « la patrie est où l’on est bien » ) qui m'a permis d'oublier les pleurnichards et les nostalgiques et de voguer de droite à gauche sans amarre comme un bateau ivre et content de l'être. ( je remarque cependant que le retour vers le pays natal (patria) est l’idée du voyageur qui est certain de retrouver son “lieu” de prédilection, tandis que la recherche du bien ( bonum) est la formule de l’émigré, de celui qui part sans espoir de retour, de celui qui s’est soumis au régime de l’arrachement). 

Il y a cependant, il est vrai, une chose que l'on pourrait redouter c'est l'érosion de sa langue, toujours menacée par les usages langagiers indigènes.  La langue s'altère et c'est peut-être là le plus grand danger, le changement de lieu n'est pas un drame mais un bénéfice pour la pensée sans cesse stimulée, en revanche nous assistons parfois à des naufrages culturels dus à un oubli du mot lui-même. Face à ce danger, une seule solution : la pratique quotidienne de la lecture mais surtout de l'écriture. Nulla dies sine linea. En ce sens, ma patrie véritable fut ma culture.

Je n'ai cependant jamais considéré les idiomes étrangers comme des obstacles à ma propre pensée. Bien au contraire. D'ailleurs on peut se délecter de la compréhension mais également de l'incompréhension de la langue de l'autre. Barthes a ce mot fameux dans l'Empire des signes que j'ai trouvé si existentiellement juste :

 

"Aussi, à l'étranger, quel repos ! J'y suis protégé contre la bêtise, la vulgarité, la vanité, la mondanité, la nationalité, la normalité." (Roland Barthes. L'Empire des signes").

 

Sur ce point Barthes a totalement raison. Le fait de ne plus entendre parler sa langue n'est pas synonyme de malheur comme le pensait Sénèque isolé en Corse, mais peut aussi avoir ses avantages. Le philosophe à défaut de parvenir à la vérité absolue peut au moins se protéger de la bêtise du monde en utilisant la langue étrangère comme un paravent bienvenu.