lundi 9 août 2021

Pourquoi la révolution n’est-elle pas universelle ?

 


 

Je reprends à nouveaux frais ma réflexion sur la psychologie de la révolution. Il me semble que cette approche est singulièrement délaissée. Pour une raison évidente : il y a surdétermination dans le champ historique de la documentation révolutionnaire. La révolution intéresse et intéressera toujours l’historien. J’avais passé des années, étudiant, le nez plongé dans Soboul ou Elleinstein. Mais il y a toujours dans la masse des faits et des évènements accumulés par l’historien un point d’ombre, un coin qui échappe à la lumière de l’historiographie ou de la documentation et ce point intéresse le philosophe : c’est celui d’une psychologie des révolutions. En élaborer une parait un défi hors de portée, même pour le champ déjà labouré de la psychologie sociale car cette psychologie de la révolution demanderait pour être exhaustive le dessin du carrefour ou de l’entrecroisement entre la psychologie- ou la psychanalyse – individuelle du révolutionnaire et de la psychologie sociale des acteurs plus ou moins visibles, du peuple, des classes sociales et des groupes ou groupuscules dont le nom apparait au cours des journées de tumulte. Tâche immense et qui d’ailleurs ne serait pas suffisante car il faudrait en plus dégager un champ d’étude spécifique montrant le lien existant entre l’action d’un révolutionnaire ou d’un groupe particulièrement « agissant » et l’ensemble des déterminismes sociaux et communautaires.             
Il ne s’agit donc pas ici de relever ces défis considérables mais de proposer quelques interrogations capables d’éclairer les problèmes qui nous intéressent, nous philosophes, nous moralistes.

 

Le premier de ces problèmes consiste dans l’examen attentif du lien qui existe entre le fait de la révolution et l’idée de justice. Si nous pensons la révolution comme une exigence de justice, on voit immédiatement que toute philosophie authentique se présente comme révolutionnaire. Pour quelle raison ? Si nous écoutons Platon, la vie d’un homme raisonnable consiste dans la recherche du Bien et du Juste. C’est là le sens de la fameuse allégorie de la caverne.
 Mais il y a quelque chose de particulièrement inaudible pour nous dans toute philosophie des temps présents. Nous avons en effet l’idée que le philosophe est un homme « sage » c’est-à-dire qui s’accommode de la réalité, qui en accepte les bons et les mauvais côtés, qui compose en bref avec la somme de biens et de maux qui constituent le présent. C’est évidemment se tromper sur la nature de la philosophie. Si j’ai philosophé, si je continue à philosopher c’est en raison du changement radical que la philosophie enveloppe. Car la découverte du bien fait que toute appréhension de la justice développe dans nos systèmes philosophiques le désir de changer la caverne. «  se souvenant de sa première demeure, de la sagesse que l'on y professe, et de ceux qui y furent ses compagnons de captivité, ne crois-tu pas qu'il se réjouira du changement et plaindra ces derniers? » La philosophie, c’est donc deux choses : c’est le fait de voir la justice. Mais on s’arrête trop vite à ce constat car c’est également vouloir changer le monde et le rendre conforme à l’idée de justice. On se trompe donc lorsque l’on fait de la philosophie un idéal purement contemplatif. Certes il y a bien cette première phase, ascendante de montée vers le bien, mais la majeure partie de la vie d’un philosophe ne consiste pas simplement dans le fait de contempler le soleil mais de vouloir avec obstination changer la caverne. Et la philosophie est davantage faite d’obstination que de contemplation. Car quiconque voit la justice veut rendre le monde juste. La philosophie n’est pas une vision pure (dans ce cas on se limiterait à la vision de la vérité ) , mais l’idée de bien a ceci de spécifique  qu’elle a  des implications pratiques immédiates. Le bien vu, je décide d’être bienfaisant. La vision du juste et du bien agit donc sur l’esprit du philosophe qui décide de changer radicalement le monde en fonction de ce qu’il a vu ou croit avoir vu. Et c’est ce processus même que nous devons appeler révolution. Aristote a raison lorsqu’il dit que le bonheur réside dans la contemplation, mais Platon a raison également lorsqu’il affirme que la révolution philosophique, assumée, il faut le réaffirmer catégoriquement, par l’homme en quête du juste , l‘expose au le malheur , à la souffrance, tout cela au nom de la justice. La vision du bien nous rend heureux, mais agir pour changer le monde nous expose au malheur ou à la déception. La montée euphorique vers le bien, et la descente laborieuse pour essayer de changer la caverne sont deux faces d’une même réalité.

C’est la raison pour laquelle on peut considérer un philosophe non révolutionnaire comme un « demi-savant » qui s’arrêterait en « bon chemin » et se contenterait d’une contemplation sans aller jusqu’au bout des choses. Un philosophe véritable assume le bonheur de la contemplation comme la douleur de l’enfantement et de la révolution. Il y a donc du pessimisme dans la révolution de la caverne : « n’apprêtera-t-il pas à rire à ses dépens (462), et ne diront-ils pas qu'étant allé là-haut il en est revenu avec la vue ruinée, de sorte que ce n'est même pas la peine d'essayer d'y monter? Et si quelqu'un tente de les délier et de les conduire en haut, et qu'ils le puissent tenir en leurs mains et tuer, ne le tueront-ils pas (463)? » . Drôle de révolution qui finit par la mise à l’écart définitive du révolutionnaire et par l’échec cinglant du projet philosophique et du projet révolutionnaire. Rideau. Ciguë.           

Mais c’est là justement qu’il s’agit de reprendre la réflexion. Là où généralement on l’arrête.
 Car que dit au fond cette exigence de justice qui se trouve dans tout projet rationnel ? Elle dit ce que dit très bien la formule classique : « fiat justitia, pereat mundus ». Que la justice soit, parce que j’ai découvert cette idée de la justice et je veux rendre le monde philosophe ou juste. Mais la formule rajoute, quitte à ce que l’ancien monde disparaisse, périsse ou se consume. Et c’est là que nous sommes dans la logique révolutionnaire qui habite toute philosophie morale. On n’apprend pas ce qu’est la justice impunément. La justice veut régner comme le feu doit se répandre et consumer totalement ma feuille de papier. Pas de demi-mesure. La justice est comme une lumière qui doit envahir la totalité de la pièce. Elle n’est pas demi-mesure ou demi-justice. La justice est totale ou elle n’est pas. Elle porte en elle toutes les révolutions qui brulent les plaines, les villes, qui renversent les obélisques et les temples. Car le monde n’est possible dorénavant que s’il devient juste.  Alors ce qui importe maintenant c’est d’interpréter cette phrase. Kant va le faire dans sa Doctrine du droit :

Cette proposition ne veut dire autre chose, sinon que les maximes politiques ne doivent pas se fonder sur le bien-être et le bonheur, que chaque Etat peut espérer en retirer, et par conséquent sur l’objet que chacun peut avoir pour but (sur le vouloir) comme principe suprême (mais empirique) de la politique, mais sur la pure idée du devoir de droit (dont le principe est donné à priori par la raison pure), quelles qu’en puissent être d’ailleurs les conséquences physiques.” Kant, doctrine du droit.


 Exiger la justice dit Kant ce n’est pas exiger le bonheur. Il est vrai que si je suis chargé d’une « mission » de justice, cette mission peut me coûter. Cette mission peut me coûter la vie ! En ce sens je dois vouloir la justice dussé-je aussi en périr ! Forme de courage dira-t-on qui est présente chez Platon. Courage de Socrate, indifférent à la mort. S’appuyant sur ses certitudes, son courage philosophique, sa détermination mâle etc. Qu’importe l’état du monde, qu’importe ma propre existence, c’est l’idée du juste (Agathon) qui est devenue une obsession. La révolution, dans ce sens, c’est le fait  d’abandonner tout désir biologique du bonheur pour vouloir et exiger l’idée du juste. Ne plus vouloir son bonheur mais LA justice.     

 

Mais .. Tout ne s’arrête pas là. Car tout le monde sait bien que beaucoup n’iront pas jusqu’à ce stade. Le renversement de l’ordre antérieur au nom de l’idée du juste reste et demeure l’affaire d’un seul. Un seul philosophe. Un seul voit la lumière de la Justice. Un seul redescend dans la caverne, poussé par son seul courage. Et c’est là la question que nous adresse la philosophie ! Car si nous admettons avec Platon que la raison saisit l’idée du Bien ou du Juste, si nous admettons ensuite avec Kant qu’il y a un impératif, c’est-à-dire un commandement de la raison qui ordonne de façon absolue, alors l’énigme est la suivante : pour quelle raison tous les hommes ne sont-ils pas révolutionnaires ? Pourquoi n’y a-t-il qu’UN prisonnier qui s’émancipe ? C’est là la question ! Comment si la raison est universelle, se fait-il qu’un seul en fasse l’usage ? Donc DIE FRAGE : comment expliquer cette distinction si déprimante entre l’universalité de la raison et la singularité de son usage ? La grande question du platonisme, question irrésolue est bien celle-ci : si la raison exige une modification radicale au nom du bien, pourquoi tout le monde n’est-il pas révolutionnaire ? Pourquoi les révolutions échouent-elles ? si nous voulons la justice, pourquoi n’allons-nous pas tous jusqu’à détruire l’ancien monde ? Si la raison est universelle, pourquoi la révolution ne l’est-elle pas ? Qu’est-ce qui fait que les révolutions échouent ? Comment peuvent-elles échouer ? On sait que le vieux Platon avec amertume se posait cette question dans sa lettre VII adressée aux parents de son ami Dion.

 

Or si nous percevons sans peine le message révolutionnaire qui est contenu dans la philosophie, nous comprenons dans un même temps que le monde ne va pas changer un beau matin d’un coup de baguette philosophique. Le philosophe n’est pas celui qui dit que le bon sens est la chose du monde la mieux partagée mais surtout celui qui DOIT expliquer pourquoi son usage est si restreint. Loin de constater la révolution mondiale , nous constatons à quel point le gens s’accommodent du monde qu’ils ont sous les yeux. Loin de suivre l’exemple du prisonnier qui voit le bien puis s’établit en justicier, on peut dire que la condition humaine est faite d’acceptations, de compromis et d’une exigence de bonheur individuel au mépris parfois de l’idéal de justice. Bref, le philosophe, comme le révolutionnaire est bien seul et l’idée de « rendre la philosophie populaire » (Diderot) ou de rendre la révolution universelle parait fort éloignée de ce qui est l’ordre du possible.

               
Comment alors expliquer que quelques hommes, malgré les chaines et les illusions aient pu trouver la force du changement et de la transformation radicale ? Est-ce parce qu’ils percevaient plus particulièrement la justice alors que d’autres ne la voyaient pas ? Sans doute pas. Toute raison vivante et saine est capable d’appréhender l’injustice en acte. S’il y a une différence entre les hommes, elle réside dans l’expérience.  Plus exactement dans l’expérience de l’injustice. Celui qui nous explique pourquoi la philosophie est révolution c’est donc Platon. Les hommes voient la justice avec les yeux de la raison. Mais celui qui nous explique pourquoi les philosophes ne sont pas révolutionnaires, c’est Hume. Car pour Hume, la raison ne se met en exercice que par l’intermédiaire de la passion ou de l’émotion : » Nous ne parlons ni avec rigueur ni philosophiquement lorsque nous parlons du combat de la passion et de la raison « Hume.  Si la révolution n’est pas universelle, c’est qu’elle ne repose pas sur la seule volonté de justice mais aussi et surtout sur l’expérience de l’injuste. Et l’expérience, à la différence de la raison est singulière. Oui tout homme voit le bien, mais rares ceux qui ont l’expérience du mal et qui vont développer une passion ou une colère. C’est le rejet affectif de l’injuste qui crée l’esprit révolutionnaire plus que la raison morale et qui dans un même temps aiguise la raison. Je n’irai pas jusqu’à   dire comme Hume que la raison est l’esclave des passions, mais que sans une émotion qui est la colère ( on parle de “sensibilité à l’injustice” ), la raison morale est myope et tronquée . La colère et l’émotion constituent la propédeutique de l’analyse rationnelle.  Cette colère à l’égard de l’injustice a été la mienne, lorsque je vis ces enfants nus dans les bidonvilles de Caracas. Mais aussi celle de Vallès qui dans l’Enfant laisse exploser une colère qui débordera avec la commune de Paris et qu’il décrit admirablement dans l’Insurgé. C’est la colère de Rousseau enfant avec l’épisode du peigne, c’est la haine à l’égard du tsar Alexandre III qui a tué son frère Alexandre qui anime Lénine. L’histoire des révolutionnaires c’est l’histoire de colères singulières et des expériences de l’injustice qui ont pu à un moment donné de l’Histoire devenir des évènements. Mais ces enragés sont des happy few.                


Toutes ces réflexions font qu’il faut réécrire l’histoire de cet homme juste , de ce prisonnier de la caverne. Il nous faut comprendre pourquoi il s’est libéré. Or ce prisonnier n’a pas d’histoire dans le récit de Platon. Il s’agit tout simplement d’un philosophe anonyme. Mais si nous lui donnons les traits de Socrate, tout s’éclaire. Car Socrate a été le sujet d’une expérience malheureuse. Comme Valles, comme Lénine, il a eu une colère face à l’injustice et cette expérience que l’on pourrait nommer “éthique” a fondé son projet de se libérer de ses chaines. De quelle expérience s’agit-il ? Alors qu’il était jeune , il voulut savoir qui était véritablement savant. Et il découvrit que les hommes politiques de son temps se prétendaient savants mais ne l’étaient pas. Il fit l’expérience du pouvoir illégitime. Car ces politiciens avaient le pouvoir mais un pouvoir bâti soit sur le mensonge soit sur l’ignorance. Et c’est cette “fureur” pour reprendre une expression du Père Sénault qui a permis à Socrate de philosopher. Il a juré qu’on ne l’y reprendrait plus et c’est l’émotion face à cette arrogance des sophistes qui a réveillé son désir de sagesse et l’entreprise rationnelle. On voit donc que passion et raison ne sont pas des soeurs ennemies mais qu’elles collaborent au plus haut point dans la philosophie morale. La sensibilité face à l’injustice est le moteur de l’analyse rationnelle. Et l’analyse rationnelle à son tour va déclencher une autre forme de colère qui est l’indignation.            


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

dimanche 8 août 2021

Justice et inconscient

 


 

On associe habituellement justice et conscience. Réaliser que nous avons affaire à une injustice c'est bien en "prendre conscience". Rendre justice aussi suppose le lent travail de l’examen attentif et l’observation des indices, des doutes et des preuves. Il existe une attention au détail qui suppose une extrême conscience , un degré très avancé de l’examen rationnel, sans lequel la procédure de la justice reste lettre vaine.

 Cependant l'inconscient a également son rôle à jouer dans la distribution des cartes. Notamment dans ce qu' on appelle la " sensibilité " à l'injustice et des sentiments comme la pitié , la compassion et l'empathie. Car si toute raison éclairée peut observer une injustice et en avoir conscience, il est également évident que tout le monde n'est pas sensible à l'injustice avec la même acuité. Il est clair que certaines actions politiques ont été déclenchées non seulement par une analyse froide des situations et des conjonctures mais aussi en fonction de blessures et de traumas provenant du passé. Lénine eût- il été Lénine s'il n’avait pas vécu la pendaison de son frère Alexandre, l’anarchiste, par l'autocratie tsariste ? Vallès eût-il été le communard que nous connaissons si sa jeunesse avait été plus heureuse ? Et n’est- ce pas la fessée du Pasteur qui révéla à Rousseau l'omniprésence de l'injustice ( Jean-Jacques est accusé injustement d’avoir cassé un peigne et reçoit stoïquement le fouet:” On ne put m'arracher l'aveu qu'on exigeait.”) ?           
Il y a sans doute une psychanalyse du justicier à mener si l’on veut comprendre les mobiles des hommes historiques. En effet il y a deux versions de la justice qui mêlent des éléments rationnels et des éléments irrationnels, et sans doute des éléments conscients et des éléments inconscients. Ces deux versions sont de manière étonnante rassemblées dans le mot d’ordre de Ferdinand premier : Fiat justitia, et pereat mundus  (que la justice règne, le monde dût-il en périr), que Kant reprend mutatis mutandis dans son projet de paix perpétuelle. La première formule de l’injonction fait partie du programme de toute raison pratique : établir en ce monde la justice que la raison théorique a identifiée comme principe normatif. Que la justice règne est donc la formule par excellence de la raison morale et du lien qui existe entre la théorie et la pratique : il ne suffit pas de voir le bien, il faut le réaliser. Et c’est cette réalisation que nous nommons justice. Cependant la seconde partie de la phrase ne demande pas simplement la réalisation de la justice, mais aussi et surtout, nous enjoint d’examiner la possibilité d’un anéantissement des méchants, des hommes injustes, donc du monde. Or cet examen n’est plus celui de la raison mais bien celui de la passion vengeresse. Après tout, brûler l’infâme, le rayer de la surface de la terre, le noyer et le faire disparaitre par tous les moyens possibles est l’autre visage de la justice. Car comment atteindre le bien, si nous ne sommes pas animés par la colère à l’égard de l’injuste ? C’est ainsi que le père Sénault justifiait un « bon usage des passions » puisque Dieu-le-Père avait provoqué le déluge et que Dieu-le- Fils avait chassé les marchands du temple, la recherche de la justice pouvait intégrer de justes colères.  Il semble donc que toute recherche du juste présente deux aspects complémentaires : la recherche consciente et rationnelle du juste et le rejet inconscient et émotionnel de l’injuste. La raison et la passion. Ce sont ces deux versants qui devraient nous inciter à nous pencher sur cette psychanalyse du justicier que j’ai évoquée. Car au fondement des prises de positions qui nous paraissent souvent les plus mûres et les plus réfléchies se trouvent parfois des causes inconscientes liées à des pulsions, des frustrations et des traumas.
Notons cependant que la lecture kantienne de la même phrase lui donne un sens radicalement différent, orienté dans le sens d’un rationalisme strict. Pour Kant en effet, l’idée de justice  est une idée de la raison, elle doit s’opposer à celle de la vengeance  qui n’est qu’une forme exacerbée de la vie passionnelle. L’interprétation kantienne suit donc les linéaments de l’impératif catégorique : rechercher la justice , même si notre bonheur doit en souffrir. Il s’agit d’un principe qui se tient à l’opposé de l’utilitarisme moral.

 

“Cette proposition ne veut dire autre chose, sinon que les maximes politiques ne doivent pas se fonder sur le bien-être et le bonheur, que chaque Etat peut espérer en retirer, et par conséquent sur l’objet que chacun peut avoir pour but (sur le vouloir) comme principe suprême (mais empirique) de la politique, mais sur la pure idée du devoir de droit (dont le principe est donné à priori par la raison pure), quelles qu’en puissent être d’ailleurs les conséquences physiques.” Kant, doctrine du droit.        

La possibilité de la fin du monde se présente alors dans la lecture kantienne non comme une juste colère ( puisque nous serions alors éloignés de l’idée de vertu )  mais sous le visage de la pureté du devoir moral. Ce dernier en effet ne soumet l’exigence du juste à aucune considération utilitaire ou mondaine. L’existence du monde, des plaisirs, et du bonheur ne sauraient passer avant l’exigence de justice. L’analyse kantienne voit donc la disparition du monde , non pas comme un effet de la passion inconsciente mais comme une conséquence tout simplement pratique de l’impératif catégorique. Fais la justice , advienne que pourra : voilà le principe de la morale. La raison est première et la disparition du monde n’est que la conséquence de l’adage rationnel : La justice d’abord ! La justice en premier ! Le bien-être du monde , le bonheur des individus viennent après. Ici tout est transparent, tout repose sur la “pure idée du devoir”.

Convenons toutefois que ce furent souvent des coups de colère, des ras-le-bol et des manifestations passionnelles qui mirent historiquement en branle les grandes exigences historiques de justice. De Spartacus au printemps arabe, l’exigence de justice prend souvent la forme de la colère, du refus, du « plus jamais ça ». Ce n’est qu’a posteriori que la légitimité ou l’illégitimité de ces actes est établie. Il y a donc une rumination ( souvent inconsciente) du sentiment d’injustice chez l’enfant ou chez la victime qui sortira parfois transformée en idéal moral chez l’adulte ou le juge. La recherche rationnelle et consciente du bien peut très bien s’accompagner d’un rejet souvent inconscient mais tout aussi fort de l’injuste. Et on peut dire de cette recherche de la justice que l’on passe toute sa vie à essayer de la définir mais que parfois elle occupe un au-delà de la conscience. La mort du frère de Lénine, Alexandre par exemple me terrifie. Alexandre est arrêté. Le père de Lénine est mort peu de temps auparavant. Alexandre Oulianov voulait participer à des attentats contre le tsar avec la Narodnaïa Volia , l’organisation terroriste qui avait déjà tué Alexandre II. Le frère de Lénine veut faire de même avec le tsar Alexandre III. Le complot dévoilé, Alexandre qui admet sa participation sera pendu malgré les suppliques de sa mère.  On peut penser que la mort de « Sasha », du frère aimé et admiré a montré à Lénine le chemin[1]. Le chemin de la révolution de 1917. Ainsi la révolution morale se présente comme une exigence rationnelle et consciente : Fiat justitia ergo pereat mundus. Mais l’histoire personnelle du révolutionnaire obéit à un cheminement où l’enfant est le père de l’homme , où tout débute non pas par une réflexion rationnelle mais par le désir de vengeance ou des passions : pereat mundus primus ! Dans une révolution , les affects sont déterminants et ce qui allume un affect , c’est un autre affect. Il est rare que la démonstration d’une politique injuste crée immédiatement une révolution historique, mais un embrasement de colère peut mettre le feu aux poudres. Rien de grand ne s’est fait au monde sans passion dit Hegel. Il existe donc aussi une passion de justice et un désir de vengeance qui se trouvent au fondement de la plupart des grands bouleversement             .          

J’en profite cependant pour exprimer immédiatement un malaise. Nous avons vite fait de classer selon l’ordre bien net de la bipartition vengeance et justice selon des lignes bien définies. A la première appartiendrait : le trouble, l’inquiétude, la passion , la démesure, l’absence de règle, la violence et à la seconde le calme, la raison, le droit, la tradition, le juge et le tribunal. Mais cette partition consacrée me pose un problème !
Car dès lors qu’on l’accepte , que devient la justice révolutionnaire ? N’est-elle pas pensée aussi comme la vengeance ou la revanche d’une classe sur une autre ? Et toute révolution ne prône –t-elle pas une forme de violence ? Peut-il y avoir une violence juste ? Une colère juste ? Un affect juste ?

Il est donc rapide de rejeter l’affect du côté de l’irrationnel. Il y a des colères justes. Lorsque Jésus chasse les marchands du temple , tout le monde comprend qu‘il y a colère, après tout il fouette, met à terre, répand l’argent sur le sol et crie. Mais tout le monde comprend également qu’il y a dans un même temps recherche de la justice : le temple de Jérusalem est un temple et non un marché. La justice a donc nécessairement deux réalités indissociables : l’exigence rationnelle du bien ou du juste qui guide toute philosophie vers le soleil hors de la caverne : Agathon. Mais aussi le rejet passionné de l’injuste qui est l’aspect positif de la passion qui déplace des montagnes. Ce rejet de l’injustice , même s’il obéit à des voies obscures, est fondamental car il va donner au révolutionnaire l’énergie qui manque aux autres !

 

Alexandre Ulianov, frère de Lénine.




[1] Il est amusant de voir sur ce point des hésitations : quelle est la nature exacte de ce chemin , de l’héritage spirituel du frère de Lénine ? S’agit-il de refuser l’autocratie tsariste ? Sans aucun doute. En ce sens Lénine suit consciemment ou inconsciemment le but politique assigné par son frère . S’agit-il d’adopter les mêmes méthodes et la même violence révolutionnaire ? On peut en douter et c’est ce qu’exprime Arvon dans la remarque suivante : » C'est en apprenant la pendaison de son frère aîné. Alexandre, qui avait participé à la préparation d'un attentat contre Alexandre III. Que Lénine virgule, alors âgé de 17 ans, s’écria «  Non ! Nous ne prendrons pas ce chemin. » Aussi le parti qu’il formera par la suite, s'inspirera t- il non pas de l'exemple donné par les révolutionnaires russes Nitchaiev, auteur avec Bakounine du catéchisme du révolutionnaire, terrifiant manuel de la violence au service de la révolution et de Tkatchev, le Chigalev de Dostoïevski, mais de la discipline quasi militaire de la social-démocratie allemande. » Arvron, le gauchisme page 26.