Il y a dans le
stoïcisme un élément révolutionnaire, plus exactement un élément qui devrait
être le noyau de toute révolution sociale. On se pose la question : de quoi
sera faite la révolution ? Si la révolution s'impose un programme qui se doit
d'être un programme de changement, que faut-il changer ?
Un homme ? Un gouvernement ? Un style ? Une idée
politique ? L'homme lui-même ? Il est évident que tous les révolutionnaires
doivent se poser la question du contenu désiré. Il n’y a sans doute que les
anarchistes pour abandonner cette quête du contenu de la société de demain (
Voir Chomsky sur ce point) , ainsi on peut opposer d’une part les
révolutionnaires dogmatiques qui donnent un contenu à l’idée de révolution :
changer le dirigeant ( Staline ), le gouvernement ( une nouvelle équipe), les
lois ( c’est l’esprit de 1789 ), un style ( Macron et Brigitte ). A ces
révolutionnaires positifs s’opposent les révolutionnaires négatifs comme
Chomsky qui disent : l’anarchisme c’est d’abord le refus de l’injustice, mais
on ne saurait jamais a priori ce que serait un régime juste. On peut comparer l
‘anarchiste à un médecin : il soigne la maladie , la souffrance, mais quant à
savoir ce qu’est la santé... il l’ignore ou spécule toute sa vie.
Alors la révolution
stoïcienne c'est que s'il y a quelque chose que nous devons revendiquer c'est
un certain rapport au temps. Dans un sens j'ai été très marqué par Sénèque sur
ce point parce qu'il est très précis sur ce nouveau rapport au temps que nous
devons instaurer. Si les choses se passent mal, si nous crions à l’injustice,
si tous les révolutionnaires demandent de la justice et la réclament avec force
et fracas c'est que la justice pour l'homme n'est possible que dans une
certaine relation au temps.
En cela, il y a une
exigence très forte chez les stoïciens qui consiste à voir le changement réel
non pas comme un changement qui affecte la chose ( res ), mais comme une
modification de ma relation au temps lui-même. Cela peut paraitre abstrait mais
c'est exactement l'inverse ! Les révolutionnaires qui nous parlent de
programmes, d'édification de plans, de partis, de changements de structure sont
peut-être ceux qui sont le plus éloignés de la réalité et ils l'ignorent !
Pourquoi ? Parce que
ce que l'homme réclame dit Sénèque c'est de posséder non pas la lune ou des
biens utopiques, mais tout simplement ce qui est à portée de main. Ce qui le
caractérise. Nous sommes là au cœur du stoïcisme qui consiste à vouloir ce qui
ne peut m'échapper et à fuir ce qui demeure hors d’atteinte. Ce qui constitue
l'essence de l'homme c'est le temps. Non pas le temps abstrait des horloges que
nous ne maitrisons pas puisque nous ne pouvons l’arrêter, mais
"notre" temps c'est-à-dire la façon dont j'occupe "mon"
temps. On voit immédiatement la puissance de ce possessif. Le temps ( abstrait)
devient mon temps ( concret) dès lors que je change mon rapport au temps.
En effet si nous
sommes définis par la durée de nos activités, il est évident que l'homme est
malmené par ce que l'on appelle la pression sociale : des patrons qui nous
demandent de rester au bureau malgré la fatigue, des messages qui nous
sollicitent et captent notre attention, des affaires qui nous occupent mais
nous détournent de l’essentiel. Ces demandes externes sont ce qu'il y a de plus
injuste dans la vie d'un homme si l'on définit l'homme par l'ensemble de ses
actes librement réalisés. Il va de soi que dans le cas de l'animal ce rapport
au temps diffère car l'animal ne pose pas spécifiquement une finalité qui
oriente ses activités. Inversement le petit garçon qui dit : Je serai écrivain
est tout de suite dans un rapport éthico-politique au temps. En annonçant
"Je serai écrivain" il suppose qu'il y aura "un" temps qui
sera la condition de possibilité de ses actions finalisées.
Et c'est là justement le problème pour Sénèque
: c'est que la vie sociale elle-même peut être vue comme une somme d'obstacles
s'opposant à ma finalité personnelle. " Ton temps, jusqu'à présent, on te
le prenait". Voilà le cœur de toute révolution : réaliser que l'essentiel
n'est pas dans la richesse, les droits , la liberté, l'argent mais dans le
temps sans lequel ces notions sont vides. Le temps accordé à mes actions
voulues est le contenu de toute action authentiquement révolutionnaire. Il
s'agit de se donner du temps dans les termes de Sénèque : "Récupère-le (ce
temps de ton existence ) et prends-en soin."
J'ai appris la vérité
de la première lettre à Lucilius en me souvenant de la guerre froide. On avait
clairement deux modèles antagoniques de société, mais nous apprenions que dans
ces deux mondes, le rapport au temps n'avait pas changé. Pour les bienfaits de
l'entreprise capitaliste américaine, l'ouvrier américain se levait à 6 heures
du matin, mais l'ouvrier soviétique faisait de même pour le plus grand bien du
socialisme d'Etat. L'aliénation n'avait pas le même visage mais ces révolutions
passaient à côté de l'essentiel. Une société sera juste lorsque le citoyen
pourra employer son temps à être lui-même et non pas la chose d'un autre. Marx
avait entrevu ce rêve dans son désir de polyactivité qui ne faisait qu'exprimer
d'une autre façon la même idée. La véritable révolution sera celle du temps
lui-même.
On se rend compte par
là-même que jamais une époque n’a été moins révolutionnaire que la nôtre. Nous
pensons que la révolution véritable provient de l’objet, qu’il s’agit d’une
multitude d’objets et de gadgets que nous devons posséder, mais la révolution
provient du temps que l’on nous ôte par les technologies qui captent
l’attention et nous enlèvent la possibilité de mener une existence authentique en
donnant libre cours à nos activités. Car le progrès ne réside pas dans la
profusion des objets mais dans la somme de temps libre dont nous disposons. Sur
ce point Diderot a raison ce que nous appelons civilisation n’est qu’une
aliénation. Le tahitien profitait de ses deux heures de chasse et le reste de
la journée était à lui, nous faisons l’inverse, nous ne sommes libres que deux
heures, après un travail exténuant et violent. Et ces deux heures nous les
employons à subir la pensée des médias qui n’est que celle du pouvoir.