mercredi 4 août 2021

3,2,1

 


 

La vie politique est particulièrement difficile à analyser en raison de ses modalités quasi infinies. Aristote comme la plupart des penseurs grecs avait reconnu ce fait : la politique n'est pas une. Elle a le visage de l'infini, puisque chaque cité (polis)peut adopter la constitution de son choix et conjuguer ainsi la politique de la manière la plus singulière qui soit.

Mais la science politique comporte deux versants facilement identifiables : l'analyse politique qui recense en quelque sorte la diversité des formes d'organisation et d'administration des Etats mais aussi le projet politique qui vise à la réalisation du juste. Ici, il faut bien admettre que la science politique mutatis mutandis reproduit la démarche de la médecine : avant de soigner le patient, il faut ausculter et pratiquer l’étiologie.De même avant de s'avancer vers le modèle d'une politique juste, il s'agit de proposer à la raison des concepts explicatifs du politique. Parmi ces concepts, nous trouvons des fameuses catégories de la droite et de la gauche. Ce qui nous intéressera dans ce propos, c'est d'examiner la raison pour laquelle ces catégories semblent perdre leur pertinence et déterminer ce qui est en jeu dans cette perception contemporaine des affaires de la cité.

3,2 ,1 : telle pourrait être l'histoire que nous allons à présent raconter. Les conceptions politiques ont une riche histoire que nous n'allons pas résumer ici. Mais il nous suffira de penser à cette petite musique de l'histoire politique européenne qui ressemble à une mise en orbite de l'idéologie : 3,2 ,1. Trois ordres tout d'abord qui définissent l'Europe depuis les temps médiévaux. Le moine, le chevalier, paysan. La noblesse, le clergé, le tiers état. Le passage à la modernité se fera en abandonnant la politique de l'ordre pour laisser place à ce qui définira la politique moderne. Le nombre deux qualifie à la fois le 19e et le 20e siècle, fils de la Révolution française. La droite et la gauche deviennent alors les catégories centrales du politique et polarisent la vie des idées autour de l'idée de monarchie. La politique fait sa mue, une métamorphose essentielle qui a le mérite de la clarté. La société n'est plus étagée, ni ordonnée. Elle est divisée et la politique devient alors synonyme de division. bien sûr, le temps donnera un masque différent à cette division, le 19e siècle oubliera l'idée de royauté pour admettre les catégories du capital et du travail, mais là encore, le règne du « deux » sera souverain. On sera avec Marx bourgeois ou prolétaire, dans le camp du capital ou dans celui du travail. Tout discours politique ne gagnera son intelligibilité qu’à la lumière de cette division fondamentale, matricielle. Et l'on peut dire que l'opposition droite gauche a pu fonctionner comme une véritable boussole politique durant deux siècles. Tous les pays ont plus ou moins adopté ce clivage : les assemblées parlementaires occidentales fonctionnent sur ce modèle même si le mode de distribution des sièges, notamment en Angleterre, peut subir quelques variations. Mais ce qui nous intéresse bien sûr, c'est la politique contemporaine qui, elle, est caractérisée par la forme idéologique. Par idéologie entendons un type de discours produisant des illusions et visant à défendre des intérêts existants. Alors que la science politique avait pour objet de dévoiler les motivations et intentions ; l’idéologique procède de manière inverse : il produit des effets rhétoriques capables de voiler les réalités et les intérêts existants. Or le vingt-et-unième siècle qui commence en 1989 avec la chute du mur de Berlin est largement idéologique car il adoptera dans les différents discours la narration politique du « un ». Ce passage du deux à l’un est caractéristique de l'idéologie politique contemporaine. Alain Badiou en avait analysé les caractères. Mais nous ne reprendrons pas ici les détails de son examen car nous dirigeons notre analyse vers d'autres objectifs. Tout d'abord il nous faut comprendre comment la théorie politique est passée proprement du deux à l'un : ici, plusieurs interprétations s'affrontent. Tout d'abord on pourrait penser que cet abandon de la dualité droite-gauche était nécessaire car cette division pouvait apparaître simplificatrice. C’est le point de vue de Tzvetan Todorov. Le déçu du libéralisme qui s'est aperçu en découvrant le monde capitaliste que les catégories de droite et de gauche pouvaient apparaitre comme des abstractions de la spéculation politique. En effet si nous reprenons son raisonnement, on peut voir les catégories séparatrices de la vie politique comme celle de la liberté et de la contrainte. Tout homme raisonnable s'apercevra alors qu'en tant que telles, c'est-à-dire considérées pour elles-mêmes, ces catégories ne peuvent être revendiquées car revendiquer une pure contrainte, ce serait désirer un régime autoritaire, violent et arbitraire. D'autre part, désirer une pure liberté serait vouloir le chaos, l'anarchie et le désordre. Ce qui fait que ce que nous appelons droite et gauche, est en réalité plus complexe que ce que nous imaginons de la politique. Chaque parti de droite ou de gauche dans les social démocraties pousserait en quelque sorte le curseur de la « contrainte » et de la « liberté » de manière à obtenir une synthèse de ces deux catégories. Ce que nous appelons la droite revendiquerait une liberté économique et serait beaucoup plus conservatrice concernant la morale, les comportements et les mœurs. À l’inverse, la gauche elle, serait libérale au niveau des attitudes et des modes de vie, et plus autoritaire concernant l'intervention de l'Etat dans les matières politique et économique. On voit bien qu'avec un tel raisonnement, une idée apparaît : c'est qu'une forme d'équilibre serait possible qui consisterait en une subtile synthèse de liberté et de contrainte, savant dosage qu’a recherché sans doute toute sa vie Todorov qui courut de déception en déception, de l'autoritarisme stalinien de la Bulgarie aux social-démocraties néolibérales européennes. Mais un tel raisonnement semble nous dire et nous persuader que l'opposition liberté/ contrainte est une impasse et que la voix de la sagesse politique passerait par un accord donc par une résorption des différences droite/ gauche. On assiste alors à la fonction de l'idéologie contemporaine qui est justement le fait de croire que la forme binaire doit être dépassée, que le clivage droite-gauche n'est qu'une illusion ou une chimère du dix-neuvième siècle. La chute du mur de Berlin a provoqué cette grande illusion que certains ont appelé fin de l'histoire : la croyance dans un monde unifié par la mondialisation néolibérale. Les peuples du vingt-et-unième siècle étant sommés de se réjouir. Le monde allait devenir américain, Google, Microsoft, Amazon et Apple deviendraient les modèle indépassables de l'entreprise capitaliste. Le un serait victorieux. Enfin ! on peut alors dire qu’au vingt-et-unième siècle, le politique semble avoir définitivement cédé la place à l’idéologique. Et l'on peut taxer d’idéologique le mouvement qui tend à remplacer le deux par quelque nombres que ce soit : le 1,0 ou le 3. C'est ainsi que nous assistons aujourd'hui à des herméneutiques de l'unité qui tendent à penser le politique sous la catégorie de la nation ou du peuple. Mais ces tentatives nationalistes ou populistes ne sont que des efforts visant à masquer la domination des uns par les autres. En ce sens le concept marxiste de lutte des classes, dans la mesure où il est opératoire, rend compte nous semble-t-il non seulement de ce qui se joue dans le domaine de l'histoire récente mais également des tentatives visant à dissimuler le « polemos », le clivage fondamental. Car les classes n'ont pas disparu, la bourgeoisie n'a pas disparu, la domination brutale d'une partie de l'humanité n'a pas disparu. Mais ce qui a disparu c'est le vocabulaire qui permettait de nommer ces injustices.

 

Tzvetan Todorov ( Chester Higgins Jr./The New York Times)

“Les régimes modérés opèrent toujours une répartition entre libertés et contraintes, qui fournit ailleurs une clé pour identifier parmi eux ceux à gauche et ceux qui se reconnaissent à droite. En effet, pour les premiers, il faut accorder une liberté maximale aux comportements ; la censure, les tabous, la morale même sont malvenus. En revanche, les libertés économiques devraient être restreintes par les interventions de l’Etat. Pour les seconds, c'est l'inverse : volontiers conservateurs sur le plan des mœurs, les gouvernements de droite préfèrent accorder une pleine liberté aux activités économiques individuelles ; c’est aussi ce que préconise la doctrine néolibérale. La gauche est favorable à la libre circulation des personnes ; la droite, celle des capitaux. Mais, significativement, aucune ne réclame simultanément les deux, comme si les interdits sur un plan étaient nécessaires pour compenser les libertés sur l'autre. Cette approche différenciée crée aussi des difficultés pour ceux qui la pratiquent : il n'est pas toujours facile de justifier l'absence de libertés dans un domaine, alors qu'on s'en fait le promoteur dans le domaine voisin.”

T Todorov, les ennemis intimes de la démocratie, p 197

mardi 3 août 2021

La morale est-elle relative ?

 


 

Kant, disons-le a mauvaise presse. Les notions mêmes de “loi” et d’universalité” apparaissent marquées du signe de l’obsolète pour une époque qui vit l’impératif comme une contrainte inutile et l’universel comme la première des illusions. Le relativisme est donc l’air du temps. A chacun son bien, à chacun sa vérité, à chacun son goût.        
L’argument des relativistes tient souvent dans un rappel du principe de réalité : il n’y aurait pas de devoir universel  et le kantisme moral qui énonce : “ je dois toujours me conduire de telle sorte que je puisse aussi vouloir que ma maxime devienne une loi ” ressemble pour eux à une formule éculée car tous les hommes sont irrémédiablement différents. Séparés par leurs cultures, leurs morales et leurs idées. O tempora , o mores. La réalité nous appellerait inexorablement du côté de la diversité et de la particularité, le chacun pour soi étant la dernière vérité de l' éthique.   Vouloir dans ces conditions réclamer une morale universelle serait exiger pour eux la création d’un homme abstrait car un homme réel par définition serait englué dans la particularité du monde et l’idiosyncrasie normative.

Mais c’est là que je ne peux plus suivre l’argument en ses derniers retranchements car si c’est l’expérience humaine qu’il s’agit de convoquer, examinons alors sans complexe les faits divers puisque selon nos relativistes la “diversité” des faits devrait nous inciter à nier l’idée d’un impératif catégorique ou d’un devoir universel. Les faits sont-ils anti-kantiens par nature ? La morale se conjugue-t-elle au pluriel, en fonction des différents et imperméables égoïsmes ?

Rappelons donc un fait divers récent . Douze jeunes thaïlandais pris au piège avec leur professeur de football dans la grotte inondée de Tham Luang au fin fond de la Thaïlande en juin 2018. On pourrait se dire en écoutant le son sinistre de la morale relativiste que seuls les Thaïlandais vont s’intéresser aux thaïlandais ou en poussant encore plus loin l’argument, que seules les familles sont au fond concernées par le sauvetage, donc que le devoir de porter assistance à une personne en danger n’est pas universel mais bien relatif (à une culture, à une famille, voire in fine à une personne). Or les faits, loin d’invalider la morale universelle de Kant semblent la fortifier. En effet qu’a-t-on vu ? Des nations que rien n’unit politiquement comme la Chine, les Etats-Unis, la Grande-Bretagne entre autres prêter main forte aux opérations de sauvetage. Cette volonté commune de sauver des hommes et des enfants peut alors apparaitre comme un devoir de la raison ou comme une émotion partagée. Certes le kantisme évaluera à juste titre l’origine subjective de l’action morale et de sa maxime, mais il n’en reste pas moins que nous assistons de facto à la création d’un universel “ dans les faits”, qui n’est pas l’universel de la pensée abstraite mais un concert des nations bien réel et réjouissant les spectateurs. L’égoïsme n’est donc pas une nécessité, la prison culturelle n’est pas non plus une évidence. Il y a des devoirs que les hommes s’imposent malgré leurs différences et l’idée d’un devoir universel n’est pas aussi périmée qu’on le dit ou qu’on le braille.

 

 

Enfin un homme “ à qui tout va bien, voyant d’autres hommes (à qui il pourrait bien porter secours) aux prises avec de grandes difficultés, raisonne ainsi: Que m’importe? Que chacun soit aussi heureux qu’il plait au Ciel ou que lui‑même peut l’être de son fait; je ne lui déroberai pas la moindre part de ce qu’il a, je ne lui porterai pas même envie; seulement je ne me sens pas le goût de contribuer en quoi que ce soit à son bien‑être ou d’aller l’assister dans le besoin ! Or, si cette manière de voir devenait une loi universelle de la nature, l’espèce humaine pourrait sans doute fort bien subsister, et assurément dans de meilleures conditions que lorsque chacun a sans cesse à la bouche les mots de sympathie et de bienveillance, et même met de l’empressement à pratiquer ces vertus à l’occasion, mais en revanche trompe dès qu’il le peut, trafique du droit des hommes ou y porte atteinte à d’autres égards. Mais, bien qu’il soit parfaitement possible qu’une loi universelle de la nature conforme à cette maxime subsiste, il est cependant impossible de VOULOIR qu’un tel principe vaille universellement comme loi de la nature. Car une volonté qui prendrait ce parti se contredirait elle‑même; il peut en effet survenir malgré tout bien des cas où cet homme ait besoin de l’amour et de la sympathie des autres, et où il serait privé lui‑même de tout espoir d’obtenir l’assistance qu’il désire par cette loi de la nature issue de sa volonté propre.

 

Kant, Fondements de la Métaphysique des Mœurs.

 

Il faut alors distinguer l‘universel de facto et l’universel de jure, comme Kant nous y invite. Oui il y a des différences entre nous et l’universel du fait semble s’évanouir bien souvent, mais ce que l’esprit veut, c’est tout de même une condition de possibilité de la moralité. L’universel apparait bien incontournable sous ce jour comme un objet de la volonté. Je peux, il est vrai, sombrer dans l’égoïsme et le repli sur moi-même, mais je ne peux “vouloir” une telle situation, l’égoïsme ne peut devenir une loi universelle de la raison puisque l’espoir de l’assistance serait mis à mal. Ce qui nous fait donc échapper au relativisme moral c’est tout simplement l’exercice de la volonté. Le monde entier s’est réuni pour prêter main forte à ces jeunes thaïlandais. C’est bien l’illustration que l’indifférence et le “que m’importe” ? ne sont pas fatalement ratifiés par les faits comme on pourrait le croire trop rapidement.

lundi 2 août 2021

L'occident et son ombre

 


 

Nous sommes hantés par les préjugés. C'est ce que l'ethnologie nous apprit dans les années 1960. Il était de bon ton alors de dénoncer les images que l'un donne de l'autre, que les occidentaux donnent de l’orient et que l’orient donne de l'Occident. Ces définitions consistaient à nommer barbare ce qui n'était décidément pas de notre usage et elles ont donné lieu à deux sortes de critiques : l'occidental donnerait volontairement ou involontairement une image faussée et simplifiée de l’orient. Ce qui devrait être la perception objective se voyait remplacée par une simple imagination ou une mythologie que l'on appela l'orientalisme. Edward Saïd étudia ce sujet qui devint fort populaire dans les universités américaines. Mais l'inverse était également vrai, à savoir que l'image de l'Occident que les orientaux produisaient apparaissait tout aussi tronquée et caricaturale. L'ouvrage de Bernard Lewis (What went  wrong with islam ?) qui parut peu après les attentats du 11 septembre en fournit la matière. L’idée était ici l'inverse :il s'agissait non pas d'examiner les erreurs occidentales mais les préjugés du monde islamique à l'égard du monde occidental. Il n'en reste pas moins que les travaux d’ Edward Saïd et de Bernard Lewis se rejoignaient pour souligner le fait qu'une vision scientifique et désintéressée de l'autre, de l'altérité culturelle se révélait peu probable au regard des opinions qui façonnent notre regard et qui interdisent trop souvent une  appréhension juste, rigoureuse et savante des cultures éloignées. L’ethnocentrisme apparut dès lors comme la vérité de la géopolitique. Il n'est pas dans mon intention de contrecarrer ces idées si courantes mais de proposer « mon » regard qui a peu changé avec le temps de mon expatriation.

 

 

L'accident du Mont Kinabalu
(voir https://www.traveller.com.au/naked-tourists-who-stripped-on-mt-kinabalu-in-malaysia-blamed-for-sabah-earthquake-ghjhdg)

 

   
Il est vrai qu'il est difficile pour l'observateur d'analyser sa propre culture puisqu'elle lui est trop proche et interdit de facto toute distance critique. Il est vrai également comme nous l'avons vu que l'analyse de la culture éloignée n'est pas plus aisée. Mais ma question « existentielle » fut quelque peu différente. Mon expatriation m'a permis de saisir chez mes semblables (européens, occidentaux) quelques traits qui sont saillants. Car comme le dit Descartes celui qui a trop voyagé court le risque de devenir étranger à lui-même. Mais cette étrangeté à soi n'est pas seulement un péril elle représente parfois un avantage.          
Ayant quitté l'Hexagone depuis plus de quarante ans, j'ai développé en quelque sorte un sens supplémentaire qui consiste à détecter l'âme de mes pairs. Face à des touristes occidentaux, des jeunes gens effectuant des voyages initiatiques à l’étranger, j'ai développé sans doute avec les années un sixième sens qui me permet de percevoir derrière leurs corps la présence d'une ombre qui les nimbe à leur insu ou d’une âme. bien sûr par âme je n'entends pas ici la présence d'une entité invisible ou immortelle. Rien de métaphysique dans cette perception. Mais l'âme que je perçois c'est la culture occidentale qui les enveloppe et par là même les définit. Au bout d'un certain temps je ne les vois plus physiquement mais d'une certaine manière culturellement. Ils ne sont plus simplement « eux-mêmes «  , ils deviennent à mes yeux, pour mon regard, les représentants d'une espèce bien connue, extrêmement familière. Sur ce point, je ne pratique pas comme on pourrait le penser l'ethnocentrisme attendu, l’  « asinus asinum frecat » si réconfortant . Non. La perception m’amène à voir ces exemplaires de l'Occident sous un jour très différent de ce que l'on peut imaginer. Généralement l'occidental se perçoit lui-même sous un jour très favorable. Mais ayant lu fort jeune Montaigne et Lévi-Strauss j’eus la chance d'échapper à ces interminables et encombrants éloges de soi-même.    
Alors, quel est le contenu de ma perception ? Il va de soi que le jeune occidental, sans le savoir visite l’orient de manière hegelienne. Persuadé que le développement de l'esprit s'est développé d'Est en Ouest, il croit voyager dans le temps en même temps qu'il voyage dans l'espace. « L’histoire mondiale se déplace de L'Orient vers l'Occident donc l'Europe constitue tout simplement la fin de l'histoire mondiale et l'Asie son commencement « (Die Weltgeschichte geht von Osten nach Western denn Europa ist schlechthin das Ende der Weltgeschichte, Asien der Anfang »). Hegel, leçons sur la philosophie de l’histoire). Les hordes de touristes du vingt-et-unième siècle sont armés du même enthousiasme naïf : ils explorent l’Orient en maîtres absolus croyant incarner le logos occidental. D’où une arrogance rare. J’ai perçu cela depuis toujours. Mais s'il s'agit d'une illusion, quel est alors le contenu de cette ombre ? quelle est cette âme ?  Son poids ? sa nature ?        
Ce que j'ai perçu de l'âme occidentale ce sont deux choses bien précises : non pas le logos conquérant, mais le reste de l’Illiade : ces jeunes occidentaux sont sans le savoir les représentants du début de la psyché européenne. Ils sont Grecs et plus exactement homériques. Qu’est-ce à dire ? l’Illiade s'est développée à partir de deux sentiments qui sont les piliers de la psyché homérique : la colère et l’amour. la colère qui mène à la guerre , le désir qui y mène également mais par d’autres voies . Alors cet homme que je perçois en observant ces jeunes gens se laisse appréhender selon ce mouvement pendulaire : le désir, la violence, la violence, le  désir, la violence du désir, le désir de la violence. Ad nauseam. On voit bien que ce n'est pas du tout le logos hégélien que je perçois. Le logos c'est l'histoire qu’ils se racontent à eux-mêmes. Ils pensent être les chevaliers de la raison. Laissons-les à leurs rêves d'enfants.
Mais Homère est bien là. Et tout d'abord la colère. La colère d'Achille. L’homme occidental est irascible. Il s'irrite d'un « rien ». Il est, dit Hobbes  capable de tuer pour des bagatelles puisque la condition de l'homme est la « guerre » de tous contre tous. Il apprécie la guerre. Il fait sienne la formule d’Héraclite : le conflit est père de toute chose. Le second pilier c'est évidemment l’amour. L’amour de Paris pour Hélène. Cet amour les invités du banquet vont le chanter. Eros, Eros omniprésent. La guerre omniprésente. Eros. Polemos.    
Mais ces deux caractères  détonent en Asie. La culture est comme une seconde peau ; il est difficile de s'en défaire. Alors ce que je perçois ce sont aussi les écarts si chers à François Jullien. Car même si notre touriste est physiquement en Asie, même s'il déploie fièrement une carte et plante sa tente, il est bien sûr en terre et en « culture « étrangères.           
Premier écart. La violence. Non pas la violence des gestes mais le ton de la voix. L’assurance. Une certaine façon d'imposer sa présence. De vouloir se faire remarquer. Tout cela détonne où étonne comme l'on voudra.  
Le second écart. C'est la manifestation de la sexualité. Je pense à ces touristes qui avaient posé nus en haut d'une montagne sacrée en Malaisie en juin 2015 : le mont Kinabalu. Exhibition sexuelle. Violence d’Eros. Voilà l'âme de l'Occident : violence et désir.         
Or cette modalité d'être ne franchit pas nécessairement les frontières. Des choses qui nous paraissent aussi naturelles que l’amour, la sexualité ne vont pas nécessairement de soi ailleurs. Comment ne pas se souvenir ici de l'entretien donné par le Dalaï lama qui apparaissait à la fois amusé et surpris face à cette psychè amoureuse de l'homme occidental ?        

“ Hier nous discutions des relations humaines et de l’importance du fait de fonder nos rapports d’intimité ou nos liens matrimoniaux sur autre chose que le sexe. “Mais, dis-je, dans la culture occidentale, ce n’est pas seulement l’acte physique mais la totalité de la vie sexuelle – l'idée de tomber amoureux, d’aimer passionnément son partenaire – qui est vue comme une chose éminemment désirable. Au cinéma, dans la littérature et dans toute une culture populaire qui consiste dans l’exaltation de ce type d’amour, de romance. Quelle est votre opinion à ce propos ? Sans aucune hésitation, le dalaï-lama répondit : “ je pense qu’ignorer en quoi la poursuite sans fin de cet amour romantique peut affecter notre développement spirituel, même dans la vie de tous les jours, n’est pas une bonne chose à la différence des relations fondées sur le souci de l’autre et sur l’affection véritable”. “La romance se construit sur une réalité imaginaire, inatteignable, et peut pour cette raison être considérée comme une source de frustration. En ce sens elle ne peut pas être perçue comme un élément positif.

 

(Art of happiness, Entretiens du Dalaï-lama avec Cutler, p 88)

 

Le bouddhisme est l’art d’extirper le désir érotique de toute vie humaine et donc d’arriver à ce que l’Occident appelait une coquille vide ou le grand Gorgias la vie d’une pierre.  Un homme privé du désir est-il donc comparable à un caillou, sans profondeur ni richesse, est-il à l’inverse le modèle du sage qui par cette désérotisation parviendrait à un état suprême de conscience ?

Quelle sera alors la réponse occidentale ? On peut évidemment douter qu'il puisse y avoir ici dialogue car dialoguer c’est échanger des raisons. Pour s'en convaincre nous examinerons la réponse que fit Freud à cette question du bonheur obtenu par excision de l’amour, réponse tout aussi édifiante et cinglante que celle du Dalaï-lama. Ce refus d’Eros « ... se produit de manière extrême lorsque l’on tue les pulsions comme l’enseigne la sagesse orientale et comme le pratique le yoga » (Freud, Malaise dans la civilisation). Pour Freud, cette technique de mutisme oriental du désir fonctionne, mais au prix de ce qui fait une vie humaine : « on a sacrifié la vie » dit-il. On atteint, il est vrai, une satisfaction c’est le « Bonheur du repos ». La vie étant action (Au début était l’action nous rappelle le Faust de Goethe), il est évident qu’en choisissant le repos on se trompe sur la vie ou on accepte une vie qui n’est plus humaine (cette immobilité des bonzes ne rappelle-t-elle pas celle des statues et de la pierre de l’argument de Gorgias ?). Certes renchérit Freud, le bouddhiste obtient bien une forme de bonheur, mais il s’agit d’un bonheur au rabais. Oui par cette immobilité du corps et de l’esprit on obtient une protection relative contre la souffrance, en revanche « les possibilités de jouissance sont indéniablement amoindries. Le sentiment de bonheur éprouvé dans la satisfaction d’une pulsion sauvage, indomptée par le moi est incomparablement plus intense que l’assouvissement d’une pulsion domestiquée ».