lundi 2 août 2021

L'occident et son ombre

 


 

Nous sommes hantés par les préjugés. C'est ce que l'ethnologie nous apprit dans les années 1960. Il était de bon ton alors de dénoncer les images que l'un donne de l'autre, que les occidentaux donnent de l’orient et que l’orient donne de l'Occident. Ces définitions consistaient à nommer barbare ce qui n'était décidément pas de notre usage et elles ont donné lieu à deux sortes de critiques : l'occidental donnerait volontairement ou involontairement une image faussée et simplifiée de l’orient. Ce qui devrait être la perception objective se voyait remplacée par une simple imagination ou une mythologie que l'on appela l'orientalisme. Edward Saïd étudia ce sujet qui devint fort populaire dans les universités américaines. Mais l'inverse était également vrai, à savoir que l'image de l'Occident que les orientaux produisaient apparaissait tout aussi tronquée et caricaturale. L'ouvrage de Bernard Lewis (What went  wrong with islam ?) qui parut peu après les attentats du 11 septembre en fournit la matière. L’idée était ici l'inverse :il s'agissait non pas d'examiner les erreurs occidentales mais les préjugés du monde islamique à l'égard du monde occidental. Il n'en reste pas moins que les travaux d’ Edward Saïd et de Bernard Lewis se rejoignaient pour souligner le fait qu'une vision scientifique et désintéressée de l'autre, de l'altérité culturelle se révélait peu probable au regard des opinions qui façonnent notre regard et qui interdisent trop souvent une  appréhension juste, rigoureuse et savante des cultures éloignées. L’ethnocentrisme apparut dès lors comme la vérité de la géopolitique. Il n'est pas dans mon intention de contrecarrer ces idées si courantes mais de proposer « mon » regard qui a peu changé avec le temps de mon expatriation.

 

 

L'accident du Mont Kinabalu
(voir https://www.traveller.com.au/naked-tourists-who-stripped-on-mt-kinabalu-in-malaysia-blamed-for-sabah-earthquake-ghjhdg)

 

   
Il est vrai qu'il est difficile pour l'observateur d'analyser sa propre culture puisqu'elle lui est trop proche et interdit de facto toute distance critique. Il est vrai également comme nous l'avons vu que l'analyse de la culture éloignée n'est pas plus aisée. Mais ma question « existentielle » fut quelque peu différente. Mon expatriation m'a permis de saisir chez mes semblables (européens, occidentaux) quelques traits qui sont saillants. Car comme le dit Descartes celui qui a trop voyagé court le risque de devenir étranger à lui-même. Mais cette étrangeté à soi n'est pas seulement un péril elle représente parfois un avantage.          
Ayant quitté l'Hexagone depuis plus de quarante ans, j'ai développé en quelque sorte un sens supplémentaire qui consiste à détecter l'âme de mes pairs. Face à des touristes occidentaux, des jeunes gens effectuant des voyages initiatiques à l’étranger, j'ai développé sans doute avec les années un sixième sens qui me permet de percevoir derrière leurs corps la présence d'une ombre qui les nimbe à leur insu ou d’une âme. bien sûr par âme je n'entends pas ici la présence d'une entité invisible ou immortelle. Rien de métaphysique dans cette perception. Mais l'âme que je perçois c'est la culture occidentale qui les enveloppe et par là même les définit. Au bout d'un certain temps je ne les vois plus physiquement mais d'une certaine manière culturellement. Ils ne sont plus simplement « eux-mêmes «  , ils deviennent à mes yeux, pour mon regard, les représentants d'une espèce bien connue, extrêmement familière. Sur ce point, je ne pratique pas comme on pourrait le penser l'ethnocentrisme attendu, l’  « asinus asinum frecat » si réconfortant . Non. La perception m’amène à voir ces exemplaires de l'Occident sous un jour très différent de ce que l'on peut imaginer. Généralement l'occidental se perçoit lui-même sous un jour très favorable. Mais ayant lu fort jeune Montaigne et Lévi-Strauss j’eus la chance d'échapper à ces interminables et encombrants éloges de soi-même.    
Alors, quel est le contenu de ma perception ? Il va de soi que le jeune occidental, sans le savoir visite l’orient de manière hegelienne. Persuadé que le développement de l'esprit s'est développé d'Est en Ouest, il croit voyager dans le temps en même temps qu'il voyage dans l'espace. « L’histoire mondiale se déplace de L'Orient vers l'Occident donc l'Europe constitue tout simplement la fin de l'histoire mondiale et l'Asie son commencement « (Die Weltgeschichte geht von Osten nach Western denn Europa ist schlechthin das Ende der Weltgeschichte, Asien der Anfang »). Hegel, leçons sur la philosophie de l’histoire). Les hordes de touristes du vingt-et-unième siècle sont armés du même enthousiasme naïf : ils explorent l’Orient en maîtres absolus croyant incarner le logos occidental. D’où une arrogance rare. J’ai perçu cela depuis toujours. Mais s'il s'agit d'une illusion, quel est alors le contenu de cette ombre ? quelle est cette âme ?  Son poids ? sa nature ?        
Ce que j'ai perçu de l'âme occidentale ce sont deux choses bien précises : non pas le logos conquérant, mais le reste de l’Illiade : ces jeunes occidentaux sont sans le savoir les représentants du début de la psyché européenne. Ils sont Grecs et plus exactement homériques. Qu’est-ce à dire ? l’Illiade s'est développée à partir de deux sentiments qui sont les piliers de la psyché homérique : la colère et l’amour. la colère qui mène à la guerre , le désir qui y mène également mais par d’autres voies . Alors cet homme que je perçois en observant ces jeunes gens se laisse appréhender selon ce mouvement pendulaire : le désir, la violence, la violence, le  désir, la violence du désir, le désir de la violence. Ad nauseam. On voit bien que ce n'est pas du tout le logos hégélien que je perçois. Le logos c'est l'histoire qu’ils se racontent à eux-mêmes. Ils pensent être les chevaliers de la raison. Laissons-les à leurs rêves d'enfants.
Mais Homère est bien là. Et tout d'abord la colère. La colère d'Achille. L’homme occidental est irascible. Il s'irrite d'un « rien ». Il est, dit Hobbes  capable de tuer pour des bagatelles puisque la condition de l'homme est la « guerre » de tous contre tous. Il apprécie la guerre. Il fait sienne la formule d’Héraclite : le conflit est père de toute chose. Le second pilier c'est évidemment l’amour. L’amour de Paris pour Hélène. Cet amour les invités du banquet vont le chanter. Eros, Eros omniprésent. La guerre omniprésente. Eros. Polemos.    
Mais ces deux caractères  détonent en Asie. La culture est comme une seconde peau ; il est difficile de s'en défaire. Alors ce que je perçois ce sont aussi les écarts si chers à François Jullien. Car même si notre touriste est physiquement en Asie, même s'il déploie fièrement une carte et plante sa tente, il est bien sûr en terre et en « culture « étrangères.           
Premier écart. La violence. Non pas la violence des gestes mais le ton de la voix. L’assurance. Une certaine façon d'imposer sa présence. De vouloir se faire remarquer. Tout cela détonne où étonne comme l'on voudra.  
Le second écart. C'est la manifestation de la sexualité. Je pense à ces touristes qui avaient posé nus en haut d'une montagne sacrée en Malaisie en juin 2015 : le mont Kinabalu. Exhibition sexuelle. Violence d’Eros. Voilà l'âme de l'Occident : violence et désir.         
Or cette modalité d'être ne franchit pas nécessairement les frontières. Des choses qui nous paraissent aussi naturelles que l’amour, la sexualité ne vont pas nécessairement de soi ailleurs. Comment ne pas se souvenir ici de l'entretien donné par le Dalaï lama qui apparaissait à la fois amusé et surpris face à cette psychè amoureuse de l'homme occidental ?        

“ Hier nous discutions des relations humaines et de l’importance du fait de fonder nos rapports d’intimité ou nos liens matrimoniaux sur autre chose que le sexe. “Mais, dis-je, dans la culture occidentale, ce n’est pas seulement l’acte physique mais la totalité de la vie sexuelle – l'idée de tomber amoureux, d’aimer passionnément son partenaire – qui est vue comme une chose éminemment désirable. Au cinéma, dans la littérature et dans toute une culture populaire qui consiste dans l’exaltation de ce type d’amour, de romance. Quelle est votre opinion à ce propos ? Sans aucune hésitation, le dalaï-lama répondit : “ je pense qu’ignorer en quoi la poursuite sans fin de cet amour romantique peut affecter notre développement spirituel, même dans la vie de tous les jours, n’est pas une bonne chose à la différence des relations fondées sur le souci de l’autre et sur l’affection véritable”. “La romance se construit sur une réalité imaginaire, inatteignable, et peut pour cette raison être considérée comme une source de frustration. En ce sens elle ne peut pas être perçue comme un élément positif.

 

(Art of happiness, Entretiens du Dalaï-lama avec Cutler, p 88)

 

Le bouddhisme est l’art d’extirper le désir érotique de toute vie humaine et donc d’arriver à ce que l’Occident appelait une coquille vide ou le grand Gorgias la vie d’une pierre.  Un homme privé du désir est-il donc comparable à un caillou, sans profondeur ni richesse, est-il à l’inverse le modèle du sage qui par cette désérotisation parviendrait à un état suprême de conscience ?

Quelle sera alors la réponse occidentale ? On peut évidemment douter qu'il puisse y avoir ici dialogue car dialoguer c’est échanger des raisons. Pour s'en convaincre nous examinerons la réponse que fit Freud à cette question du bonheur obtenu par excision de l’amour, réponse tout aussi édifiante et cinglante que celle du Dalaï-lama. Ce refus d’Eros « ... se produit de manière extrême lorsque l’on tue les pulsions comme l’enseigne la sagesse orientale et comme le pratique le yoga » (Freud, Malaise dans la civilisation). Pour Freud, cette technique de mutisme oriental du désir fonctionne, mais au prix de ce qui fait une vie humaine : « on a sacrifié la vie » dit-il. On atteint, il est vrai, une satisfaction c’est le « Bonheur du repos ». La vie étant action (Au début était l’action nous rappelle le Faust de Goethe), il est évident qu’en choisissant le repos on se trompe sur la vie ou on accepte une vie qui n’est plus humaine (cette immobilité des bonzes ne rappelle-t-elle pas celle des statues et de la pierre de l’argument de Gorgias ?). Certes renchérit Freud, le bouddhiste obtient bien une forme de bonheur, mais il s’agit d’un bonheur au rabais. Oui par cette immobilité du corps et de l’esprit on obtient une protection relative contre la souffrance, en revanche « les possibilités de jouissance sont indéniablement amoindries. Le sentiment de bonheur éprouvé dans la satisfaction d’une pulsion sauvage, indomptée par le moi est incomparablement plus intense que l’assouvissement d’une pulsion domestiquée ».

dimanche 1 août 2021

La société du moment


 

Le problème de la politique est dit-on un problème de contenu. Aristote, dans ses descriptions des différentes formes politiques, considère la différence entre les cités à partir du mode de gouvernement :  la cité est-elle gouvernée par le peuple ? Par une caste ? Par un seul individu ? Le contenu de la politique est défini ici comme mode d'organisation de la cité qui dépend apparemment du contenu du programme politique, à savoir de la nature de la souveraineté. Il y a bien sûr d'autres contenus qui permettront d'analyser les régimes politiques et déterminer, toujours selon Aristote, s'il s'agit de régime sain où malsain. Mais on peut dire que nous avons pris l'habitude d'examiner une politique à partir du contenu de celle-ci, c'est-à-dire de l'ensemble des décisions que les gouvernements s'engagent à prendre.

 

 

Musiciens de jazz (https://www.parisjazzclub.net/fr/58369/concert/2018/11/18/dimanches-jazz-le-quartier-rouge-fait-sa-jam)

 

On peut alors se demander si définir un contrat par son contenu est la manière la plus adéquate de définir la justice d'une politique. On peut s'interroger et se demander si ce que Jacques Ellul appelait « l'illusion politique » ne réside pas dans le fait de croire que la différence fondamentale entre les régimes politiques se résume ou se réduit à une question de contenu des décisions prises ou à prendre. L’essentiel est ailleurs. Car le principe le plus fondamental qui est à l'origine de l'anarchisme que je revendique est le suivant : « tout homme qui a du pouvoir est tenté d'en abuser ». Cette idée essentielle, formulée il y a longtemps par Montesquieu est la seule capable de réconcilier les idées de justice et de politique. La politique c'est l'art d'établir un pouvoir qui va s'incarner dans un corps d’institution, dans l'appareil d'Etat et ses différents satellites. Il serait naïf de croire comme certains (on peut penser par exemple au post anarchisme de Saul Newman) que la vie politique est possible sans Etat. Je ne le crois pas. C’est la raison pour laquelle nous pouvons distinguer l'anarchie, qui est l'hypothèse d'une vie commune sans la présence de l'Etat, de l'anarchisme, qui est le fait de limiter au maximum l'abus de pouvoir tout en restant dans les limites d'une politique possible. L’anarchie est désordre, puisque l'absence de l'Etat ne crée pas comme le pense Newman une société immédiatement harmonieuse et pacifique. Ce qui se passe en France actuellement montre bien que les citoyens qui réclament des formes de justice politique ne réclament pas moins d'Etat mais plus d'Etat. Confrontés à la violence sans frein des délinquances des cités et du trafic de drogue, ils réclament plus de patrouilles de police, plus de sécurité, donc plus de justice : sous cet angle, l'Etat n'est pas néfaste dans la mesure où il est capable de jouer le rôle d'un contre-pouvoir. Face au pouvoir grandissant des caïds locaux et aux coupes sombres effectuées par le néolibéralisme du gouvernement, le recours à l'Etat apparaît comme la simple possibilité de la justice. De même la suppression systématique des postes de fonctionnaires, de militaires, d'enseignants, de pompiers, d'agents de l'Etat n’est pas une bonne chose. En cela l’anarchisme qui réclame l'Etat comme contre-pouvoir n'est pas l’anarchie. Cette dernière soutient l'idée d'une utopie où la justice se développerait spontanément à partir d'un jeu originel et mécanique des volontés individuelles. L'anarchisme, lui, est fondé sur un réalisme anthropologique : supprimer le pouvoir de l'Etat, c'est donner libre cours au pouvoir des forces de l’argent, du capital et de la bourgeoisie. Car l'Etat n'est pas toujours l'instrument du capital et il peut, lorsqu'il est pensé et dirigé correctement agir non pas comme un outil politique de la classe dominante mais comme un bouclier protecteur des dominés. Donner une éducation aux pauvres et une police de proximité ce n'est pas opprimer le peuple mais lui permettre de se libérer de la puissance absolue des forces économiques et du marché. À l'inverse de l'hypothèse de Newman, je propose non pas que l'on évolue de l'anarchisme vers l'anarchie, mais que l'on pense la possibilité d'une voie qui mènerait de l'anarchie vers l'anarchisme c'est à dire un mode d'organisation de l'Etat qui soit compatible avec l'idée de justice. Cette compatibilité ne dépend pas seulement du contenu du contrat politique. Il faut pour penser la vie politique introduire la notion de temps. Et il s'agit sans aucun doute d’un réquisit de la pensée des systèmes politiques : à force de porter toute notre attention sur le contenu du contrat social, nous négligeons le temps du pouvoir accordé. Au lieu d'examiner l’essentiel, à savoir la durée des mandats et leur caractère résolument éphémère, nous transformons les hommes politiques en professionnels de la politique, en hommes du système qui ont tendance à accaparer des postes au lieu d'être mandatés pour un temps bref qui correspondrait à une mission politique déterminée. Au bout d'un « certain temps », Le magistrat développe un désir de pouvoir ,le désir de persévérer dans son être de magistrat qui tout en étant prévisible n'en laisse néanmoins pas d'inquiéter. L'abus de pouvoir et donc souvent lié à cette volonté de rester en place ad vitam aeternam. « J'y suis, j'y reste » dit-on, transformant l'espoir populaire en catastrophe politique.

Or l'histoire des idées nous incite à penser la forme démocratique en fonction du concept de la durée des mandats. on peut dire que le ton est donné par la mythologie grecque . Que l'on se souvienne de l'épisode des Labdacides. Car c'est bien encore une fois de la durée du pouvoir dont il s'agit !

Étéocle et Polynice devaient dans une forme de sagesse partagée échanger le pouvoir sans le conserver. il s'agissait de gouverner non pas indéfiniment mais à tour de rôle. Or l'injustice s'instaure dès lors que cette règle est rompue. Bien plus que les raisons que nous pourrions trouver dans une psychologie facile des personnages (le bon Etéocle, le méchant Polynice ayant pris des armes contre la cité), il faut bien voir que le déséquilibre et l’ hybris proviennent du délaissement de la règle de l'abandon du pouvoir. Car qu'est-ce qu'un pouvoir juste ? c'est un pouvoir que l'on est capable d'abandonner. Le fait de vouloir rester, demeurer au pouvoir quelle que soit la qualité morale ou les compétences politiques du gouvernant représente le plus grand mal politique possible. la justice d'un pouvoir consiste alors dans le fait de le délaisser. Tout homme est tenté d'abuser du pouvoir, nous refusons de délaisser le poste ou la position occupée et ce refus de l'idée de sacrifice personnel est à l'origine des plus graves problèmes qu'une cité puisse connaître. Car qu'est-ce que la reconnaissance du bien commun sinon le sacrifice d'un bien personnel ? L'histoire romaine fourmille également d'exemples allant dans ce sens comme l'affaire César, qui effraya les républicains de Rome (qui en fait étaient plutôt des aristocrates). En voulant devenir consul à vie, César était en train de rompre avec la tradition de justice des républiques qui est le sacrifice de soi. La jouissance du pouvoir ne doit avoir qu'un temps car tout pouvoir demeure dans son essence dangereux. Il produit des satisfactions secrètes, tortueuses, profondes et tend à se perpétuer chez celui qui en est l’agent. Rien de plus difficile que de se dessaisir du moindre pouvoir. Napoléon à Sainte-Hélène se lamenta de ce fait car la volonté de la domination était devenue chez lui une véritable addiction. 

La justice doit donc permettre à la Cité de refuser cette hybris de l'homme politique et la politique n'est qu'une lutte perpétuelle contre l'homme politique. Comment réaliser un tel combat ? Par une réflexion sans cesse renouvelée sur la durée des contrats et des mandats. Inspirons-nous des contrats d'association limités dans le temps qui fournissent des exemples de regroupements où la liberté des uns n'est pas sujette à une servitude future. Même les modèles les plus minuscules d'associations montrent que plus la durée de vie du contrat est limitée plus la liberté des contractants est grande. Comment ne pas penser à la liberté des associations hédonistes évoquée par le dix-huitième siècle ? le contrat hédoniste est un engagement où la jouissance de l'un s’articule sur la jouissance de l'autre dans le temps le plus bref qui soit : celui de la rencontre amoureuse. Alliance qui se fait… pour se défaire presque aussitôt.  Philippe Sollers spécialiste (et amateur) du libertinage nous le rappelle : il existait des “sociétés libertines secrètes qui ont été nombreuses sous Louis XV, la Société du Moment, L’Ordre de la Félicité. Le moment trouvé. L’instant désiré.” (Liberté du XVIII siècle, p 17). La liberté est ici la licence des désirs s’exprimant simultanément, des corps qui se livrent à la sensualité mais cette rencontre n’a qu’un temps, elle ne saurait durer sous peine de gâcher le “plaisir”. C’est donc la règle du plaisir qui fixe le caractère éphémère de la société hédoniste qui moque la relation matrimoniale qui, elle, demande aux époux de se jurer une fidélité interminable. Le désir peut donc avoir un rôle éducateur et même être un “politologue”, un guide vers la bonne politique. Car l’association prend ici pour commandement non pas seulement la liberté de jouir mais aussi la jouissance de la liberté.  
Dans le même ordre d’esprit j’évoquerai rapidement l’association brève de la musique de jazz, que les musiciens appellent vulgairement le “bœuf” ou la « jam » (anglicisme). Quel est le principe de cette association entre musiciens ?  Elle n’a pour but que le plaisir musical (à la différence de la rencontre vénale (qui est traduit par le terme de “gig” dans l’argot de ces mêmes musiciens). Or qu’est-ce qui là encore détermine ce type de contrat ? La durée très rapide de l’échange (les musiciens parfois ne collaborent que le temps d’un morceau, sans s’être vus auparavant !) et la liberté totale des acteurs. Le contrat d’improvisation collective qui donne sa naissance au jazz est constamment « voulu », jamais imposé. Il a l’existence d’un feu de paille, mais il a le mérite de conserver entière la liberté des acteurs.        

Face à ces contrats de temps court et de liberté maximale, existe également des contrats de soumission qui riment avec l’éternité. Le pacte bien connu, passé avec le diable, si omniprésent dans la littérature européenne, est un contrat passé pour l'éternité dont sont victimes Faust ou les contractants naïfs qui oublient encore une fois que ce qui importe ce n'est pas tant le contenu du contrat que sa durée propre.